Affichage des articles dont le libellé est écriture délire. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est écriture délire. Afficher tous les articles

mardi 1 janvier 2019

MANQUE DE PEAU (EXTRAITS...)




MANQUE DE PEAU (extraits)
CLIQUER SUR LE TITRE CI-DESSUS POUR AVOIR LE LIVRE  ENTIER)


DÉPRESSION EN-DESSOUS DU JARDIN

Dans un état dépressif, vous n’avez plus de sens à donner à votre vie : joie, espoir, désir, envie, combat, plaisir… Vous avez perdu l’essence de la vie. Le sens de la vie. Vous êtes seul parmi les autres. Vous ne les croyez plus… Ils sonnent faux et leurs dissonances vous font peur. Comme les vôtres leur font peur. Vous ne jouez pas le même air. En réalité, on vous le fait savoir bien assez tôt, c’est vous qui êtes désaccordé… Tandis qu’ils évoquent le foot, des performances de mobylettes ou leurs dernières conquêtes amoureuses, vous, vous pensez. Croyant bêtement vous panser… Comme lorsque vous rêviez, enfant, derrière la grille de votre école prison, alors que vos camarades pratiquaient des jeux idiots dans le plus bruyant brouhaha. Quel sens a-t­-elle cette existence, alors que plus rien en vous ne vous incite à la vivre ? Vous êtes vidé de toute la force vitale qui vous animait, vous gratifiait, vous faisait vous lever, étudier, souffrir. Votre moteur est grippé, rouillé, noyé dans une mare pas très marrante de mélancolie. Votre vie se vide. Et ce vide donne au moindre de vos souvenirs une odeur, un goût et une réalité de deuil. Progressivement, un mur d’incompréhension réciproque et d’absence va s’établir entre vous et les autres. De plus en plus opaque, il se transformera au fil des ans en une cloison épaisse à travers laquelle les paroles et les intentions auront de plus en plus de mal à se faire entendre. A se faire comprendre. Les autres tenteront parfois de le casser ou de le consolider ce mur, au gré des circonstances, mais ils l’ignoreront et l’éviteront la plupart du temps. Il inspire la peur, le doute, et toutes les angoisses que la plupart des êtres normaux se gardent bien d’approcher, comme l’animal se garde d’approcher de trop près le vide. Ce mur dégage du froid et de la souffrance. Ce mur, après tout, c’est le vôtre. Restez-y donc derrière, et complaisez-vous à votre guise dans votre torpeur, votre embarras, votre timidité, votre maladresse, votre honte. Personne ne viendra s’y morfondre avec vous… Tout au plus quelques fins moralistes en herbe, quelques apprentis psychologues, quelques profiteurs en mal de proies faciles, quelques anticonformistes conformes embourbés dans leurs propres contradictions viendront y chercher inconsciemment matière à se valoriser, s’estimer, se faire du bien à travers vous… Errant, complaisant, flanqué d’une douce rêverie tranquille, amère et résignée, vous flotterez dans quelque attente de souvenirs bienheureux qui remonteront parfois à la surface de votre conscience pour venir vous rappeler que votre existence avait su être heureuse, avant, il y a longtemps, indépendamment du sens que vous lui donnez à présent. Car dans le fond, lorsque l’on est heureux, le sens de la vie importe peu. Aux humiliations vraies ou supposées et aux larmes, viendra se superposer une étrange sensation d’abandon, réminiscence probable d’un passé fort lointain… Existence à fleur de peau qui s’endort, tranquillement vaincue, par la froidure du monde. Déliquescence, écroulement gentil vers l’Oubli. Vos moites valeurs, vos maigres repères tomberont en miettes de penne les uns après les autres, perdant tout leur sens. Entraînant dans leur chaleureuse chute une douce et agréable sensation de fraîcheur et de délivrance, bientôt teintée pourtant de terreur et d’impuissance. Car vite vous vous apercevez que vous ne pouvez plus vous envoler vers ce rêve, trop souvent faux, mais tellement salvateur, qu’est l’Illusion… Marchant dans les rues de votre ville sous les gris déjà déprimants de l’automne, regardant ces magasins de grigris, ces passants aigris, ces objets griffés de valeur, ces visages d’hommes et de femmes amaigris souriants et épanouis sur les panneaux publicitaires des avenirs, simples salariés du Paradis voué à la Consommation qui injecte ses rêves dans nos vaines envies. Vous constatez l’indifférence des passants envers votre triste intérieur, car ce sera bien le cadet de leurs soucis, puis vous fixerez n’importe quoi, un pan de mur blanc, un morceau de bois inutile, un feu tricolore, un bout de trottoir ou une voiture en stationnement en pensant très fort à quoi bon.  

(Automne 1978)


********************************


LE MONDE DU TRAVAIL (I)


Vendredi. Je suis fiévreux. Le patron de la boîte sous-traitante d’ordinateurs Apple doit me donner une réponse. Le téléphone sonne. Monsieur Garzinski a donné son accord : je commence lundi. J’ai retrouvé ma dignité de travailleur. Heureux jusqu'au Dimanche. J’avertis gaiement ma famille, mes amis, tout le monde. Je monte à Paris ! Encore et toujours mon pari, cent fois remis sur le tapis : monter à Paris. Ça continue dans la voiture du patron. Il est venu me chercher spécialement à la gare pour m'emmener dans les locaux industriels de l'entreprise abrités par la société Apple, non loin de la porte de Bercy.

Pendant le trajet, je le questionne avidement sur le travail, les horaires, les conditions, … etc. Mais je le confonds un peu avec une sorte de psy, et, ce faisant, je cache bien mal mon anxiété.

- Qu'est-ce que vous avez aujourd’hui à me poser toutes ces questions en vous agitant ainsi dans tous les sens comme une feuille morte ! me dit-il. Qu'est-ce que ça veut dire ! Vous avez l'air terrorisé ! Vous avez peur de quoi ? Arrêtez maintenant ! On est arrivé ! C'est ici ! me dit-il d'un ton vaguement préoccupé.

Nous montons dans mon nouveau lieu de travail. C'est une grande pièce pleine d'ordinateurs dépecés, d'unités centrales et d'écrans ouverts, posés sur des ateliers de travail autour desquels trois employés s'activent tranquillement.

- Je vous présente Gaspard, votre nouveau collègue, leur dit-il.

Puis, s’adressant alternativement à moi et aux trois membres du service :

- Voilà Francis, le responsable de l'équipe ; et puis Aziz, d'Issy-les-Moulineaux ; et Ambona, tout droit débarqué de Dakar. D’ailleurs, quand est-ce que tu fais le Paris Dakar, Ambona ? (Rires petits du petit patron). Attention les gars, ce type est un technicien supérieur, alors ce n’est pas la peine de lui étaler votre science, il en sait plus que vous. Francis, tu commenceras par lui faire réparer des écrans. Comme tu as fait avec Aziz et Ambona. Ce sont de vrais pros maintenant, hein les gars ? Bon, il faut que je file. Je passerai vous voir mercredi pour la réunion avec Marie-Laure. Travaillez bien !

Ils me regardent d’abord avec étonnement. Qu'est-ce que vient faire ici un technicien supérieur ? Passées quelques minutes, je les sens moins méfiants, puisque de toute façon c’est comme ça, c’est la décision du Chef. Un quart d’heure plus tard, je passerais presque inaperçu. Ils continuent de vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était tout en me surveillant du coin de l'œil.

Francis commence à m'expliquer comment on doit s'y prendre pour réparer les pannes les plus fréquentes sur les écrans. Après je dois m'exercer tout seul. Ouvrir l'écran. Lire le bordereau de panne. Retourner l'écran. Faire attention au tube cathodique, au coup de jus : « c’est du 25.000 volts ! Fais gaffe, il reste encore du courant, même débranché ! » Ensuite, il faut chercher et trouver le composant foutu ou la carte défectueuse. J’ai des fiches de reconnaissance des pannes sous les yeux. Comprends pas bien. Vais demander. M'explique. Comprends pas bien. Moi, il faut que je comprenne bien. Fait chaud. Pas de fenêtre. Transpire. Compliqué. Trop compliqué. Je n'y arrive pas. Au bout de deux heures, Francis vient me voir.
- Alors, ça va ? Montre-moi un peu ce que tu as fait. Mouais... C'est vrai que t’as fait des zétudes supérieures toi ? T’as pas raconté des bobards au chef au moins ? Parce que bon, nous, tu vois, on n'a pas fait beaucoup d’études supérieures, mais enfin, réparer une alim, on savait faire quand même en arrivant ici ! Bon. Viens par là. Maintenant tu vas nettoyer ces ordinateurs. Tiens, voilà le produit, et tu trouveras des chiffons ici.
- Parce qu'il faut aussi les nettoyer ?
- Ben oui, qu'est-ce que tu crois ? Comme ça, les clients retrouvent du matériel qui leur paraît plus neuf au retour de l'atelier ! Et des clients satisfaits, c'est des clients heureux qui refont appel à nous après. Tu saisis ?
Je prends un chiffon, mets du produit, et m'applique à astiquer une unité centrale bien sale. Les taches sont du genre coriace ! Il faut frotter, frotter, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ! C'est quoi ce plastique ? C'est quoi ce produit ?! C'est quoi ce boulot ?
- Eh ! Je frotte sur vos taches là, j’arrête pas de frotter, mais elles s'en vont pas ! C'est comme si j’avais rien fait ! Je mets deux heures pour en enlever une ! C'est normal ça ?
- Ouais ! dit Aziz, et t'es pas prêt d’en voir le bout à l'allure où tu vas ! Allez ! Nettoie ! Il faut que ça brille ! Et reste pas trois heures dessus ! J’en aurais déjà nettoyé dix à ta place moi !

Je questionne à nouveau :

- Mais comment est-ce qu'on sait qu'on a terminé de nettoyer un ordinateur, vu qu'on a un mal fou à les faire partir ces taches ? Elles s'en vont pas ! Vous voyez bien qu’elles s’en vont pas !
- Tu commences à nous les gonfler, dit Ambona ! Tu nettoies, et c'est tout, tu demandes pas pourquoi ou comment, tu te magnes de nettoyer et c'est marre !
- Il est con ! dit Aziz. Veut se faire virer ou quoi ?

Donc, je nettoie, je frotte et je refrotte. J’astique. D'accord. Comme ça, ça fait plus neuf. Le client est Roi. Deux heures que je fais ça. Les autres me surveillent. Ils m'ont à l'œil. Faut pas que j’essaie de comprendre. Faire comme eux. Comme si c'était naturel. Me sens mal. Faut que je me dépêche. Astiquer. Ne plus penser à rien. Frotter comme un débile sur ces taches indélébiles ! Et pas trop longtemps ! Vite ! VITE ! Ça part pas… Putain, ça part pas ! Qu'est-ce que je fous ici bordel ? Sortir ! Prendre l'air ! Respirer ! Partir ! Me tirer d’ici ! Francis me hurle du fond de l’atelier :

- Eh Gaspard ! Ne reste pas trois heures là-dessus qu'on t'a dit !

Puis il revient vers moi, sourire aux lèvres :

- Qu'est-ce que c'est que ça ? T'appelles ça nettoyé ? Tu TE FOUS DE NOUS LA OU QUOI ? C’EST PAS VRAI ! On va pas te le répéter cent fois ! Il faut que ÇA BRILLE qu’on t'a dit ! Et pis magne-toi qu’on t’a dit aussi il me semble, non ? On te l’a dit, OUI ou NON, de te magner ? Ben on n'est pas gâtés avec toi ! Tu viens d'où déjà ? T'as fait l'armée ? T'as pas fait l'armée toi ? Non, sans déconner, t’as fait l’armée ? Bon, allez, arrête ça maintenant ! Retourne à tes écrans ! 

- Vient d'où lui ? dit Aziz.
- Sais pas, du seizième, de Neuilly, dit Ambona.

C'est quoi ce travail ? C'est qui ces gens ? Pourquoi je dois leur obéir comme un chien ? Ils se foutent de moi, rigolent dans mon dos. M'ont piqué des outils ce midi. Je les ai retrouvés deux heures après à l'endroit où je les avais laissés. Faut que je sorte. Que je parte. Être ailleurs. Respirer. Prendre mes cliques et mes claques. Être seul. On n’est pas de la même origine, pas de la même culture, pas du même milieu. Et je suis là avec eux quand même, à leur obéir au doigt et à l’œil ! Z’en profitent. Se vengent. Un bourge dans l'arène des banlieusards. C'est pas tous les jours ! Le rêve pour eux. Moi, pauvre pomme d’Apple, je me laisse croquer ! « ça » danse dans les dedans.

Supporte pas leur mépris d’ouvriers spécialisés qui dépannent trois fois plus d'ordinateurs que moi dans le même temps. Mais il faut que je tienne. Que diraient mes proches si je partais encore ?

Le soir, lorsque je rentre de ces premières journées, il fait déjà nuit. La sœur d'une amie me loue l'appartement de son père. Je fais quelques courses dans le quartier et mange assez vite. Je lis un peu. Savoure la saveur tiède de la nuit, respire la caresse tranquille et douce du silence. Immobile dans un coin de la pièce, debout, couché sur le lit, ou assis dans la baignoire, je pense. A rien. A moi, là, qui voudrait être n'importe où ailleurs que dans ce Paris absurde, Géant au cœur de pierre anonyme et gris, Néant aux lierres de peurs anomiques et aigries, Royaume impassible, impossible, aux millions de peines de vie, de phares, de voitures bruyantes, de passants aux citrons stressés…

Envie d'abandonner. Encore. De me laisser crouler !

Non ! Je dois tenir ! Retrouver mes droits Assedic ! Et mon indépendance financière par-dessus tout. Je dois tenir !

Le lendemain, levé à sept heures (j’en ai dormi quatre). Retour devant les écrans (pour l'instant on limite mes interventions aux écrans). Je n'y arrive pas. Je n'ai pas le sens pratique. Je n’ai jamais rien su faire de mes mains. Quand j’étais petit, je cassais tout. Lorsque je m'avisais de réparer quelque chose, il ne restait plus finalement que des pièces détachées. Je suis un manchot. Supérieur. J’ai pas leur savoir-faire. Un Technicien Supérieur, en principe, c'est quelqu'un qui explique, qui montre, qui dit ce qu'il faut faire, fixe les directives aux employés inférieurs. Là, c'est tout l'inverse. J’obéis. Soumis, docile, impuissant. Mets des heures. Trop méticuleux. Scrupuleux scrotum. Me pose trop de questions. Un intello qui a un mal à la tête et un bobo à l’âme. Ça les énerve. Ça les met à cran.

- Tu sais, me dit Ambona, tu as de la chance d'être avec nous. Dans la boîte où je bossais avant, tu serais même pas resté une heure ! On voit bien que tu sais pas travailler !
 Aziz et Francis en rajoutent :
- On peut pas dire qu'il est très doué pour le travail, hein Aziz !
- On voit bien qu'y sait pas ce que c'est qu’la misère ! J’me cacherais si j’étais lui moi ! T'as été trop couvé toi ! Oooooouuuuuuhhh !

Je descends dans le hall d’entrée. M'allume une cigarette. Je les supporte plus. Veux plus remonter dans cet atelier. Mal à respirer. Transpire. Je comprends pas à quoi elle rime, cette vie. Jamais très bien compris. A quoi bon cette souffrance ? N'arrive plus à contrôler. Envie de tomber et ne plus jamais me relever. Ils seraient bien emmerdés là. Pas très longtemps, mais quand même, bien emmerdés.

Il faut que je pense à ma psy. Me rappeler ses paroles. Ça me soulage un peu mais pas assez. L'Émotion, tout comme l’Absence d’émotions, sont bien plus fortes, tellement plus puissantes que la soi-disant Volonté. Encore une belle Illusion ça, un masque de dominance ou de soumission sous son brave air faussement humaniste. Vouloir. Pouvoir. Du pareil au même ! La Volonté... Pff ! Un couvre-je, un couvre-chef bien pensé comme il faut, parmi tant d’autres à respecter !

Faut plus que je puisse les entendre. Me mettre du PQ dans les oreilles.

Le midi, je ne vais déjà plus manger avec eux. Marre de leurs blagues à la con. Traîne un peu dans les cafés du coin. Vais rejoindre les autres travailleurs dans la merde comme moi du quartier, immigrés d'Afrique du Nord, d'Europe de l'Est, ou de lointaines Provinces de France. S'oublient dans du mauvais vin. Exploités, éreintés, payés au lance-pierres. Ont-ils aussi une Tête de Truc comme moi à leur travail ?

Le soir, je range mes outils et ma table de travail. Les autres me demandent de me magner, qu’on ne va pas y passer la nuit !

**********

Ma cadence de réparation, après une très légère augmentation en octobre, est repartie à la baisse. Désormais, quand je parviens à dépanner péniblement un ordinateur, les autres en ont déjà réparé quatre ou cinq. Pourtant, je ne suis pas viré. Comme je suis un Technicien Supérieur, le patron croit en moi. Pour une fois qu'un Technicien Supérieur semble vouloir rester chez lui, à ce tarif-là, en plus, non vraiment, il faut essayer d'en profiter un peu.
- Je veux encore croire que vous y arriverez, me dit-il. J’ai des projets pour vous.

(Il s'accroche. Je me demande bien ce qu'il me trouve).

Ça va être plus dur pour le quitter. Surtout que c'est demain que j’ai décidé de larguer les amarres. J’ai d'abord appelé mon frère, qui m'a ardemment prié de rester, pense à la réaction des parents, et puis tu gagnes de l'argent, si tu pars, t’'auras plus un rond ! Deux ou trois mois, ça n’est pas la mort ! Essaie de t'accrocher ! Alors j’ai appelé ma psy :

- Et bien…, si vraiment vous n'y arrivez pas, dites-leur que votre projet professionnel n'est pas en adéquation avec ce qu'ils vous proposent.

Adéquation ? Je ne connais pas ce mot. Elle m'explique. Oui, c'est exactement comme vous dites : adéquation. Ça n'est pas, mais alors pas du tout en adéquation. C'est bien ça comme mot, adéquation. Ça explique bien. C’est bien imagé.

Maintenant il faut que je les appelle. Je ne suis pas allé au travail depuis deux jours. Prendre mon coup de rage à deux mains. Les appeler. Tout de suite. Adéquation. Projet professionnel. Les mots se bousculent dans ma tête. Je me répète cent fois la même phrase. Ce que vous me proposez comme travail n'est PAS EN ADÉQUATION avec ce que je recherche. Ne pas oublier ADÉQUATION. Explique tout ! L'équation n'admet aucune solution. C'est ça le résultat de l’équation de mon travail chez vous : ensemble vide. Midi. J’appelle. Cœur qui bat. Sueur chaude. Je place comme je peux La phrase, mais le patron veut quand même me voir pour en discuter. Il m'invite ce soir dans son bureau, « à tête reposée », il dit. « Prenez le temps de la réflexion », il dit.  « Ne paniquez pas comme ça », il dit. « Pesez le pour et le contre, réfléchissez bien avant de prendre une pareille décision », il dit.

Je pensais qu’avec adéquation, il aurait compris tout de suite.

Le soir venu, il ne veut plus me lâcher :

- Gaspard, figurez-vous que je désire vous garder. Je pense qu’avec le temps, vous y arriverez. Il n'y a pas de raisons. Je vous prends encore un mois à l'essai. J’ai pensé à vous confier d'autres tâches, moins pénibles, moins répétitives. Les réparations, les cadences, c'est bon pour Aziz, Ambona, ou même Francis. J’ai bien analysé votre C.V. : vous êtes fait pour étudier, mettre au point, élaborer. Dans le calme et la tranquillité. Cela ne fait aucun doute pour moi. C’est votre métier non ? Et c’est bien évidemment cela que vous désiriez faire ? Depuis le début ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Je me suis vraiment trompé avec vous ! Eh bien j’aurai d'ici moins de deux semaines un projet de cet ordre à vous proposer ! Mais dans l'immédiat malheureusement, vous allez devoir encore continuer à faire des dépannages avec les autres. Cependant ne vous inquiétez pas, je ne tiendrai pas trop compte de votre rythme de travail. Essayer de vous fixer des objectifs raisonnables et tenez-vous-y. De mon côté, je planifie pour vous un projet ou une étude en informatique industrielle, et on reparle de tout ça dans une quinzaine de jours. Cela vous convient ?

Je lui réponds, complètement obsédé par MA PHRASE, que je veux qu'il entende, qu'il comprenne, c'est MA PHRASE merde : « Oui Monsieur, d’accord, j’entends tout bien ce que vous me dites, cependant, il faut que je vous dise moi aussi, tout ce que vous me proposez là n'est PAS EN ADÉQUATION, mais alors pas du tout, EN ADÉQUATION avec le projet professionnel que j’ai ! Ça ne m’intéresse pas ».

Silence, interrogation, étonnement du côté de mon interlocuteur.
Interruption volontaire de procession sociale.
Incompréhensible. Inconcevable pécher d’Orgueil.
Hérésie.

Il me fixe. Droit dans les yeux. Sans bouger. Sans cligner d’une paupière. Je le fixe aussi, mais moins. Ses gros yeux globuleux un peu mouillés ont doublé de diamètre. Silence. Au bout de quelques instants, le Chef parle.

Il dit qu’il ne comprend pas. Qu’il est outré par ce que je viens de dire. Qu'il a un fils de douze ans, bien élevé, lui, dans les traditions chrétiennes, et qu'il prie Dieu pour que jamais, ô Grand Jamais, il ne réponde de la sorte face à un employeur. Que je suis complètement cinglé de partir comme ça d'un travail, avec tout le chômage qu'il y a. Qu'il aurait Honte à ma place. Qu’il y a du monde qui attend devant le portillon de l’ANPE. Que je ne suis pas tout seul. Qu’il y a plus de trois millions de chômeurs. Que j’ai déjà un certain âge et que mon C.V. est vide, insignifiant. Qu'il faudrait peut-être penser à le remplir. Qu'à mon âge, il avait fait déjà plein de choses lui.  Que je n'ai aucune ambition, qu'il faut que je me remue mon vieux ! Que je suis sur la mauvaise pente…

**********

Ce soir, mon père vient spécialement de Nantes pour me ramener. Je n'ai plus un sou, plus de carte bleue, plus de chéquier. Même plus de voiture. Plus rien. Il me retrouve couché à même le sol, à côté du lit, dans le Noir et le Froid, volets clos, à six heures du soir, dans une pièce en désordre et puante. Je ne dis rien. Transis de froid et d'angoisse. De honte aussi, un peu.

Il dit :

- Mais ça n'est pas vrai ! Tu te rends compte, à ton âge tout de même ! Tu vois dans quel état je te retrouve ! Tu as de la chance que nous soyons là pour t’aider !

Dans la voiture, nous n'échangeons aucun mot. Vers Le Mans, nous nous arrêtons pour dormir dans une chambre d'hôtes. Un vrai Manoir. Ça me rappelle les endroits où nous allions en vacances lorsque j’étais enfant. De belles demeures louées à la semaine ou pour le mois. De grandes pièces avec de grands lits et de grandes fenêtres, dans lesquelles nous nous en donnions à cœur joie, mon frère et moi. Un petit manoir heureux, calme et tranquille, éloigné de l'agitation des villes. Un abri. Un havre de paix et de douceur.

Nous mangeons. Presque rien. Puis, montons dans notre chambre.

Par la fenêtre, je vois des peupliers qui se dandinent lentement sous l’effet du vent, ondulant dans l'obscurité. La lune est pleine, éclairant un petit étang paisible et tout le paysage aux alentours. J’allume une cigarette. Mon père s'est endormi. Demain sera un autre jour. Un jour un peu sombre. Il faudra expliquer. A mes parents. Me justifier. Encore et toujours. Expliquer. Faire semblant. De comprendre. Le pourquoi et le comment. Dans les moindres détails. Ce qui s'est passé. Pourquoi je suis parti. Comment ? Pourquoi ?

A cet instant, je n'y pense plus.

Mon père ronfle tranquillement.

La lune veille silencieuse sur le village endormi, et j’essaie de faire des ronds de fumée avec ma bouche.



********************************


GERMAINE


Je la rencontrai un soir de Pleine Lune et de Fête de la Musique, où nous avions joué, mon groupe de Rock et moi, de 21h à 3h du matin, presque sans discontinuer. Je faisais de la guitare électrique solo, et je ne me débrouillais pas mal pour attirer les cris et les sifflements au plus fort d’un chorus saturé de distorsion et de heavy rock metal. Et je savourais avec délice les applaudissements nourris d’une foule en liesse, à l’instant précis où je finissais de pousser mon cri strident et vaguement mélodieux s’échappant de mon ampli 100 Watts tel un appel déchiré envers la féminine engeance. Je suis puceau ! J’ai tant envie de faire l’amour ! Hurlait ma guitare rouge passion. Vers trois heures du matin, alors que nous rangions notre matériel, je vis ma voisine du dessus, toute excitée et imbibée d’alcool, en pleine hystérie dansante devant moi, me lançant des : « Eh ! Qu’est-ce que vous hic faites maintenant ? », « Eh ! Vous allez où ? », « Vous venez hic en boite avec nous ? ». Et puis, me prenant à part : « Tu dois hic avoir soif, non ? Si tu veux je t’invite hic chez moi hic pour boire une bière ! Ne dis pas non, hein, hic ! J’habite juste au-dessus de chez toi ! Tu sais hic que tu joues comme un Dieu de la hic guitare ? Tu joues hic pareil avec le sexe des femmes ? Ce doit être fabuleux hic alors ! Hein, dis, hic ? Non, je rigole, je suis hic un peu hic bourrée. Faut pas écouter ce que je dis hic ! »

Le rangement des affaires terminé, Germaine m’invitait à prendre un verre au café du coin avec un ami. Pétri d’appréhension, j’engloutissais cinq demis de bière en l’espace d’une heure, car je savais bien sûr où elle voulait en venir, alors qu’elle me faisait du pied sous la table, c’était clair maintenant, de plus en plus clair, elle avait attrapé sa proie, et n’en démordrait plus de la nuit. Ce qui me réjouissait beaucoup, car je ne demandais pas mieux que de me laisser guider vers des lieux encore inconnus pour moi : le grain, l’odeur et le goût de la peau, la chair d’une femme… Pouvoir toucher ça, enfin, après tant d’occasions manquées et d’instants déçus, déchus, perdus je ne sais où, ni comment ni pourquoi. Éternellement j’avais retardé ce moment, mort de peur, fuyant depuis toujours le contact des peaux, comme si la peau de fleur féminine eut été remplie d’un poison, danger imminent sous le verni sage, pénétrant venin capable d’anéantir et de liquéfier sur place ma fine flore de peaux mentales déjà bien écorchées…

Si cette absence de contact charnel, à laquelle j’avais fini par m’habituer (bien malgré moi), avait fini par transformer ma rancœur et ma rage en aigreur douce-amère faussement désabusée, cette promesse de contact (car c’était sûr désormais, il y aurait contact), après mon cinquième verre de bière, m’avait rendu étrangement fier et fort. Viril. Enfin, ça y était, j’allais perdre ma verge inhibée. Ça n’était pas trop tôt. D’enfant, j’allais naître Homme, et déjà, avant même d’avoir entrepris quoi que ce soit, je ne parlais ni ne me comportais plus tout à fait de la même manière. J’avais désormais des avis plus simples sur les gens et les choses, et l’alcool aidant, je les raffinais devant mon ami et ma voisine avec d’autant plus d’aplomb et de fermeté. Je ne faisais plus dans la dentelle des détails pathétiques, poétiques ou insignifiants, mais déjà dans le gros œuvre des choses sûres bien campées et pratiques, qui sont bonnes à rappeler avant de rentrer dans le vif d’un quelconque sujet de discussion. J’avais soudainement acquis, en quelques minutes, les allures et les opinions franches d’un Homme.

Pourtant, tout restait à prouver, et alors que mon ami allait rentrer chez lui, je dus me rendre à l’évidence que ça y était, j’allais devoir y passer, et que cette fois, c’était sûr, je n’en réchapperais pas.

Nous entrâmes dans notre immeuble, et alors que nous arrivions au deuxième étage et que je sortais les clés pour rentrer chez moi, c’est bien sûr à ce moment-là, je le savais, qu’elle me dit : « Non, ah non, hic ! Tu ne vas pas rentrer chez hic toi hic ! Non non non non hic ! Tu viens chez moi boire hic un dernier verre hic ! Eh, oh ! Tu ne vas pas t’en hic tirer hic comme ça ! Allez, viens hic, je t’emmène, hic moi, viens hic chez moi ! » Je lui dis que j’étais d’accord, que oui, j’allais venir, hic et nunc, mais que d’abord il fallait que je repasse quelques instants chez moi. Elle dit : « D’accord, je monte, hic, je t’attends chez moi, hic, mais tu as hic intérêt de tenir promesse sinon hic, je reviens te chercher par la peau des hic fesses ! »

En fait, j’étais rentré chez moi pour cette simple raison qui était de prendre des capotes. Depuis le temps que ma mère me bassinait les oreilles avec ces histoires de préservatifs et de sida. Elle m’en achetait chaque semaine une boite depuis trois ans, si bien que j’en avais une impressionnante réserve. Toute une armoire. J’en pris une boite entière et montai rapidement l’escalier pour rejoindre ma voisine qui préparait un thé à la menthe ou une verveine, histoire sans doute de se mettre un peu en condition. Nous discutâmes encore une bonne heure, je ne sais plus de quoi, de l’existence en général, et des nôtres en particulier. C’était surtout elle qui parlait, de son travail, de ses loisirs, de ses lectures, de ses problèmes à tocs de vie…

J’acquiesçais par de vagues hochements de tête, et je dois dire que je ne l’écoutais plus vraiment, plus du tout même, car ce qui me préoccupait d’abord (quand même) avant tout, c’était cette histoire de toucher et de contact des peaux et des chairs qui n’allait plus devoir trop tarder maintenant ; ça me préoccupait, car non seulement j’étais puceau, mais en plus de cela, je n’avais pour ainsi dire quasiment jamais touché le corps d’une femme. Ou il y avait fort longtemps. De savoir que j’allais pouvoir le faire, ici, dans quelques instants, j’en étais tout ému. Comme si une ancienne vie se terminait, et qu’une autre, toute nouvelle, allait naître.

Elle n’était pas très belle, un petit visage en forme de poire, et un large sourire jocondément disgracieux. Mais peu m’importait. Le problème, c’est que rien ne se passa après comme je l’aurais souhaité. Car oui, à un moment de la nuit (vers cinq heures du matin), Germaine m’invita à venir m’asseoir près d’elle sur le divan ; oui elle en profita pour se coller doucement à moi ; oui elle me demanda de l’embrasser ; et oui elle se leva ; et encore oui elle enleva un à un les boutons de sa chemise ; et encore, oui, elle finit par se dévêtir entièrement devant moi, offerte (et ténue) à mes mains tremblantes émues ; et toujours oui j’approchais mes doigts verges de son corps berge, après tant d’années d’abstinence obstinée et d’oreiller sous moi en guise de femme ; et oui je commençais à sentir monter en moi une intense chaleur ; et oui mon cœur battait à tout rompre ; et oui j’avais une p… de sacrée érection, quand soudain, une douleur abdos-minable me souleva d’un coup d’un seul tout le bas-ventre.

Mes mains s’immobilisèrent un moment, puis retombèrent vers le sol, subitement empêchées d’atteindre leur but convoité depuis si longtemps, le corps mu d’une femme, et d’un coup d’un seul encore je tombai en m’affalant sur le divan, immobile et inerte, hurlant : « Que j’ai mal bon Dieu que j’ai mal ! » Germaine était toute affolée, me demandant où j’avais mal (« Au ventre, mais où exactement ? »), et si j’avais beaucoup mal, et comment et pourquoi, et si elle pouvait faire quelque chose et quoi, et elle criait à son tour, alors que je hurlais, elle criait de plus belle : « Au secours ! Au secours ! Les pompiers ! Police secours ! Le Samu ! ». Et dès lors, la moitié de notre immeuble fut réveillé, et l’on s’enquérait prestement de savoir ce qui pouvait donc bien se tramer de si horrible au troisième étage de notre immeuble (qui en comptait six, sans l’échelle de Richter, un riche étudiant américain à qui il prenait parfois l’envie de monter sur le toit, son septième Ciel, pour admirer les étoiles et écrire de là-haut des poèmes sur l’au-delà).

Et les pompiers arrivèrent, et Police secours, et le Samu, tous en bas ils étaient, et ça faisait beaucoup de bruit et de lumières bleues qui tournoyaient de partout. Des hommes en blanc m’auscultèrent, me prirent le pouls, et toujours je hurlais, et Germaine de crier, quelques décibels en dessous, mais quand même, elle criait fort. Et moi d’avoir ce mal qui me tordait le ventre, les boyaux, et le solde créditeur d’humanité qu’il me restait dans les tripes. Ils décidèrent de me faire évacuer. Dans la rue tout était bleu. à cause des gyrophares.

Avant de me déposer dans l’ambulance dans un état semi comateux, le médecin en chef dit à Germaine en guise d’Adieu : grosse crise d’appendicite aiguë avec complications intestinales d’origine inconnue.



********************************


LE MONDE DU TRAVAIL (II)


Quand j’étais vendeur à Nasa,
C'est l'nom qu'portait c'magasin-là…
On m’f’sait passer l'aspirateur
C'est ce qu’on f’sait avant neuf heures
- Mais j’suis stagiaire chef de rayon !
- Qu'tu sois stagiaire on s'en bat le beurre !
- Mais je ne suis pas la moitié d'un con !
- Les études ça ne vaut pas la sueur !
En fait j’étais bien mal à l'aise
Avec ces vendeurs qui parlaient d'baise
De grosses teufés et de chichons
De belles meufs de beaux tétons...
On restait d'bout pendant des heures
Et fallait aborder l'client
Mais pas pour lui demander l'heure
- Désirez-vous un renseignement ?
Faire une démo d'la marchandise
Et puis ne pas rater la prise
Le p'tit bidule qui fait qu'on vend
Des sous malins ou des Eglises
Des marins saouls ou des Marquises
Des pommes de terre des tours de Pise
Des terres de pommes ou des harengs
Ou de roses et bons, bons sentiments...
A l'intérieur de ma caboche
Toute pleine de crevasses et de bosses
C'était comme une grande fosse
Comme une grande fosse commune
Lors je m'isolais dans un coin
Pour surtout plus penser à rien
Ne plus penser que j’étais rien
Échoué là comme une pauv’ mule
Perdu ici comme un bidule
Un machin drôle un peu zinzin
Un truc qu'a l'trac qui fait du troc
Et pis qui n'arrête pas d'penser
Du p’tit matin jusqu’au grand soir
Dans l'magasin je suis resté
Encore quinze jours à délivrer
Pour m'consoler j'pensais au vent
Le Vent Divin le Vent Dernier...
Qui viendrait un matin souffler
Dans les bronches mortes et calcinées
De tous ces gens mieux adaptés...
De tous ces gens mieux adoptés...

Quand j'étais vendeur d'assurances
Je démarchais même les mendiants
J’étais réclameur de pitance
D’l'assurance vie pour des pauv' gens...
Perdu dans les halls d'escaliers
Tremblant de peur sur les paliers
M’y recevaient comme un huissier
Sortant l'billet de leurs mains rances...
Le mois de novembre impayé
Six mois d'retard ça fait du blé
Et puis m'claquaient la porte au nez
C'boulot dura une matinée...

Quand j'vendais des photocopieurs
On devait les connaître par cœur
Et pis aussi les réparer
On m'apprit ça en une journée...
Pis sur les routes on m'a lancé
Chez les clients on s'invitait
Et sur le tas on apprenait
Des p'tits trucs pour forcer la chance...
Dans la campagne on s'déplaçait
De petites pannes en négligences
Mon collègue il se baladait
Pour fourguer ses pièces de rechange...
Vendait son stock à des curés
Ceux-là sont nos meilleurs pépés
Y z'ont des sous, y z'ont du blé
Aussi faut bien les ménager !
Fallait voir tout ce qu'on trafiquait
Regarde comme on truque un compteur
Ça faisait partie du métier
De prendre les gens pour des benêts...
Quand j'en ai eu marre de ce labeur
Je me suis pointé à dix heures
La bouche en cœur, les yeux tirés
Fallait pas plus pour être viré !

Aussi il y eut ces jours sans fin
Dans la froideur des ateliers
A faire des trous dans d’la ferraille
Tordre des tuyaux comme des pailles...
Plier des tôles couper des planches
Porter des poutres clouer des manches
Visser souder couper plier
Polir poncer fraiser taper...
Trancher en fines réalités
L'espace infime le temps immense,
Cogner frapper fraiser visser
Dans la froidure d'un atelier...
Chaque seconde était comptée
Ne rien attendre : travailler
Serrer visser couper câbler
Ne restait plus qu'à s'oublier...
Se perdre dans la mécanique
Se fondre dans l'acier trempé
S’oublier dans les étincelles
Et le feu d'un fer à souder



********************************


SARAH


Le soir, après le travail, je vais rendre visite à mon amie Sarah. Nous ne sommes pas vraiment ensemble. C’est une situation un peu particulière. Je l’ai rencontrée lors d’une fête où je n’ai cessé de la suivre, d’abord du regard, puis physiquement. Elle se foutait royalement de moi, mais moi, elle m’intéressait. J’essayais de l’aborder, de lui parler, de danser avec elle, mais elle n’avait pas cessé de boire de toute la soirée, de jouer aux cartes, de rire et de déconner avec ses amis sans me prêter la moindre attention. Elle avait un beau corps, aux proportions harmonieuses, de beaux et grands yeux gris bleus, quelque chose de métissé, ainsi qu’une bouche très sensuelle. Vers la fin de la soirée, alors que les uns étaient partis, que les autres s’étaient assagis, et qu’elle avait quitté ses amis pour s’asseoir sur des coussins, j’en profitai pour l’entreprendre un peu :

- Salut, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
- Rien ! M’avait-elle déclaré, je suis chômeuse, et j’élève seule ma petite fille de deux ans et demi.

Nous avons dansé un ou deux slows, puis je crois avoir essayé de l’embrasser (je ne sais plus très bien), mais sans vraiment parvenir à mes faims. Puis elle a beaucoup pleuré, enfin pas mal pleuré, sur elle (sur moi, aussi, un peu, tachant de quelques larmes de bières une veste en daim que ma mère m’avait acheté il y avait longtemps à une Halle aux vêtements, ou une Foire au Tintin Parisien, je ne sais plus très bien, et que j’avais ressortie exprès pour l’occasion). Elle a pleuré sur sa vie, qu’elle estimait mal partie et nulle, pas de boulot, aucune formation, pas de diplôme, peu d’expérience, rien à manger certains soirs (et ma fille, c’est pas une vie pour elle…), sur son passé (elle avait fugué plusieurs fois de chez sa mère et son beau-père, vécu en S.D.F. un peu partout, sans toit ni loi, s’était droguée, avait beaucoup bu, s’était vendue corps et âme, puis avait désiré un enfant, pour s’en sortir, peut-être, enfin c’est ce qu’elle croyait, au début). Et elle pleurait de plus belle, sur sa mère également (et sur ma veste en daim), sa mère qui avait accepté de la fréquenter à nouveau à la naissance de l’enfant. Elle pleurait aussi sur son père, un algérien mort d’un cancer à quarante-cinq ans. Et elle chialait de plus belle (sur ma veste en daim encore, mais là maintenant, je m’en foutais un peu, ça n’était pas si grave), et aussi sur le géniteur de sa fille, un pauvre type qui venait klaxonner jusque tard dans la nuit sous la fenêtre de son HLM pour voir son enfant, raide défoncé, et qui avait déjà tenté une fois de fracturer la porte de son appartement, même qu’elle avait dû appeler la Police, et qu’il avait fait un boucan d’enfer et réveillé la petite (Maman, c’est qui le Monsieur qui crie très fort mon nom dehors ? C’est rien… rendors-toi ma chérie), et qu’elle avait vraiment eu peur qu’il ne casse la porte et la kidnappe, alors qu’il s’était barré à sa naissance, et n’avait plus donné aucun signe de vie depuis.

Voilà comment j’ai connu Sarah. J’avais écouté sa longue plainte, son long torrent de peines. Et elle avait pleuré toutes les larmes de ses bières, la tête posée sur ma veste en daim, trempée, mais ça n’avait plus grande importance finalement, car de toute façon, cette veste en daim, je ne l’aimais guère, je ne l’avais jamais aimée pour tout dire, sans doute parce que c'est ma mère qui me l'avait choisie, à l’époque, et parce que le daim, c’est bien au début, mais c’est vite salissant…

Depuis, j’allais la voir régulièrement, et plus encore depuis ce nouveau travail. Je vais m’occuper de toi et de ta fille désormais, j’ai du travail, ne pleure plus, on va s’en sortir.

Je lui rapportais des fleurs, des cadeaux pour la petite (un bracelet avec son prénom), un bock à bière ramené de Dunkerque, des parfums de Paris.

[…] 

[...]

Parfois, je l’appelais : « Bonjour, ça va, ça te dirait que je passe te voir ? » Elle disait : « Oui, si tu veux, viens ! » Nous nous voyions plus par peur de nous retrouver seuls, chacun dans notre coin, que par une réelle envie d’être ensemble. Ma vie était assez triste (enfin moins depuis que j’avais trouvé ce nouveau travail), mais la sienne l’était peut-être encore davantage : quasi-désespérée, un peu sordide, toujours chez elle, à boire des bières, la petite dans sa chambre, s’ennuyant et pleurant, des chômeurs, des paumés, des zonards, qui pour certains avaient dépassé la quarantaine, venant la visiter pour parler de tout et de rien autour d’une canette. Combien de pères en puissance (et en impuissance), en avait-elle vu défiler, sa fille ? Dix, vingt, trente ?
  
Je ne sais pas ce que tu es devenue Sarah ? Peut-être vis-tu avec le géniteur de ta fille ? Peut-être as-tu réussi à te sortir de ton Trou Noir existentiel ? Peut-être es-tu parvenue à t’extirper de ce Néant béant où tu te très lassais ? Peut-être es-tu devenue utile, riche et importante comme tu en rêvais ? Ou S.D.F. à nouveau ? Ou peut-être au Zénith d’une Vraie Vie, loin de ces années de galère et d’inexistence ? Ou peut-­être es-tu morte, tout simplement ? Et tu me regardes écrire de ton étoile, de Ta Lumière à Toi, la Seule qui te comprenne, Celle de tes premiers jours. Et tu as une pensée tendre et extra-lucide envers nous autres pauvres Terriens français, qui survivons ou sous vivons entre les carrefours des Chemins et les chemins de Carrefour.



********************************


LE MONDE DU TRAVAIL (III)



Vers midi, on part tous déjeuner. Les esprits se sont un peu calmés. Richard et Olivier, qui n’ont pas arrêté de nous gueuler dessus, deviennent gentils et doux comme des agneaux. « Alors les gars, ça va, pas trop dur, pas trop fatigués ? Je me suis un peu énervé ce matin, excusez-moi les gars mais vous savez ce que c’est, on s’énerve, on est à cran, on gueule, mais c’est pour que ça avance, pour motiver la troupe quoi ! Ça va là ? Ça va, dites les gars, hein, dites quelque chose là, ça va ? Vous ne m’en voulez pas trop là les gars ? Vous allez voir, c’est le métier qui rentre ! »

Après, ils se mettent à déconner comme jamais, sortant des vannes là tout au bout du champ (juste derrière le parc des expos), se tapant sur l’épaule, éclatant de rire. Ils ne se fâchent plus du tout là, ils se lâchent. Le plus surréaliste c’est avec la serveuse, au restaurant. C’est Olivier qui prend la parole.
- Bonjour Mademoiselle, vous êtes jolie ! Si, vous êtes jolie ! Hein les gars qu’elle est jolie ? Allez, ne faites pas votre timide ! Elle fait semblant de pas savoir qu’elle est jolie !
-  Qu’est-ce que vous allez prendre ? dit-elle.
- Mais vous, Mademoiselle ! Nous allons vous prendre, vous ! Voilà ! On a fait notre choix, et on est tous tombés d’accord pour vous manger, que dis-je, vous DÉGUSTER ! Cela ne vous dérange pas ?
- …
- Bon. Alors, pour moi, ce sera votre sourire, et puis vos yeux en dessert, avec un peu de votre chair, en glaise, si vous le permettez naturellement. Et toi Richard, tu prends quoi chez la demoiselle ? Sa bouche ? C’est tout ? Ses mains aussi, non ? Bon. Il prendra donc votre bouche, vous enlèverez juste vos dents ou votre appareil bien sûr, ainsi que vos doigts, desquels vous ôterez vos bagues. Pas de blagues aux doigts d’accord ? Vos doigts, sans bagues, servis sur une assiette autour de votre bouche, cela fera plus joli, comme des asperges autour d’une tomate vous voyez, avec un peu de votre graisse aussi, en guise de mayonnaise ! C’est noté ? Bon. Et toi, Didier, vieux vicelard, tu prends quoi chez la Dame ? Ses seins ? Il n’ose pas répondre, il est timide. Vous lui donnerez vos seins, il sera farci avec ça, car vous y mettrez deux bonnes doses de votre farce, comme j’en suis sûr et certain, certains m’appellent le devin tellement je prophétise, dans le divin vin je prophétise, et j’en profite Isa, croyez-moi j’en profite, ça ne vous dérange pas que je vous appelle Isa ? Car j’en suis sûr et certain, je l’ai vu dans le bain tout à l’heure, je sais que vous vous prénommez Isabelle voyez-vous. Comme je vous vois… Je suis aussi Divin ! Aussi divin que ce Vin ci ! Je sais tout. Je sais ainsi que vous êtes farceuse, et que depuis votre naissance au forceps, votre enfance au Pepsi et votre jeunesse forte en peps, vous avez déjà eu une existence sacrément farcie ! Je me trompe ? Non, bien sûr, j’ai raison, vu que je vois, mais pas trop hein ! Quand on voit trop, on peut être amené à voir des choses qu’on n’aurait pas dû voir, et qui voisinent avec de drôles de visions ! Mes amis, c’est merveilleux ! JE VOIS ! j’en vois tant ! Dix, cinquante, cent, mille Cyclopes aux yeux braqués sur moi. Il y en a trop. Aussi ne me donnez plus rien à voir, sinon, je vais faire des Degas. Isa, vous devez donc être une sacrée farceuse, car je vois Claire en vous ! Isa, avouez, vous n’êtes pas Isa, la belle Isabelle, mais Claire ! Vous êtes Isa gente double ? Je vois Claire dans votre je maintenant, aussi, mes dix cycles, mes doux apôtres, protégez-moi ! Tout ce divin vin, et ces visions de martre, ça me monte à la tête. Bon. Résumons-nous, sinon, on s’égare ! J’ai déjà beaucoup vu pour ce soir, non ? Faire des Degas…, on s’égare. Vos seins. Vos dessins Degas, garde avoue ! Avoue garde, avoue que tu la voues ! Mon Esprit se disperse là, je le sens, il fuit, tout comme mon cœur se perce d’une fourbe logorrhée. Sentez-vous ? Sentez-vous, Isa, la fausse et sceptique Claire, la logorrhée qui suinte sous mon citron percé ? Mais revenons à nos mous seins. Un mou sein, deux mous seins, trois mous… Vos seins, oui, c’est cela, je me rappelle, avec un peu de votre farce de tous les jours dedans donc, ce sera parfait pour Dédé. Et les nouveaux ? Qu’est-ce qu’on va leur donner à manger aux nouveaux, hein ? Gaspard, Frédéric ? Du blanc ? Un morceau de vos cuisses ? Mirez donc l’élégance de ces cuisses toutes encrées de Chine sous ces bas résillés ! Gaspard et Frédéric, vous allez me goûter un peu ces cuisses à bonne mine de graillon et me casser une fois pour toutes ces pipes à morphine que je ne saurai voir, bien cachées dans vos poches ! Ma chère serveuse, ma Serre Chevreuse, pour chacun de ces deux gars-là donc, un morceau de vos belles cuisses, marinées dans le sang chaud de votre fin bassin ! Et pour Luc, ce sera une de vos fesses, faignante, et lascive à point, molle et abandonnée sur la chaire de votre chère chair. Il aime que la fesse soit molle et s’affaisse, ce satyre, surtout pas que ça tire, non, que ça s’affaisse ! Bon. Reste André. Vous lui donnerez vos pieds. Depuis l’année dernière, André ne vit et ne respire que pour prendre votre pied ! Ça l’obsède, Mademoiselle ! Vous n’avez pas idée à quel point la simple perspective, même lointaine, de prendre son pied de vous le fait arquer ! Aussi, mettez-y aussi une bonne dose de Patchouli, ça le fera encore plus fantasmer ! Eh bien voilà, je crois que tout le monde est servi. Vous pouvez venir vous couper dès à présent en deux parties étales sur la table ! Ah ! J’oubliais la boisson ! Nous nous servirons bien sûr aux sources de vos chairs ! Allez ! 8 plats du jour, gratis, et nous oublions tout ce que nos bouches ont ri.

Ça continue pendant tout le repas. Des conneries et des vannes en permanence. Des mises en boîte. Tout le monde y passe. Commencent à bien me plaire là.

Pourtant, sitôt le repas terminé, ils reprennent leur masque de travail et de sérieux, ou de connerie pour certains, y compris Olivier le fol, et là ça ne rigole plus, mais alors plus du tout…

On installe des stands à Rennes, à Paris, à Strasbourg, un peu partout. Toujours le stress, se dépêcher. Et toujours ces repas délivrant. Quand on a fini un salon, on prend un ou deux jours de récup. Vu qu’on n’a pratiquement pas dormi, on ne pourrait pas faire grand-chose de bon à l’atelier. Sur les salons, on finit parfois à minuit, une heure, puis il faut rentrer à l’hôtel, pour se relever le lendemain à six heures. Décharger les camions, monter les stands…


**********

Un jour, je pars à Rouen avec Luc pour démonter un stand. La veille, on sort, on boit, on va à la foire, on prend du bon temps quoi… Luc, il démonte vite, il est un peu brusque, pis il range vite fait mal fait tout le matos dans le camion, le balance dedans sans faire attention où ça tombe. Et il boit. Après, il roule comme un dingue. Ça ballote sec là-dedans. Il y a un peu de casse forcément. C’est Luc ça…

Un soir, on est tous allés démonter des stands au parc des expos de Nantes. On était sept. Ils étaient complètement bourrés et excités. Aussi défoncés qu’allait bientôt l’être le matos. Se marraient comme des mômes. Faisaient tomber (éclater plutôt) les toits des stands par terre, sans précaution. Après on courrait avec, les portant à trois ou quatre, on les balançait dans les camions, et on courrait à nouveau en chercher d’autres qu’on balançait au fond des camions sans ménagement, et on cassait des tas de tubes, en rigolant, et on s’en foutait, mais alors on s’en foutait complètement, on voulait juste que ça aille vite, et plus ça allait, et plus on voulait que ça aille vite, et plus on éclatait des tubes en serrant les structures les unes contre les autres pour que ça rentre (« Magnez-vous les gars, il y en a encore cinq à mettre ! »), et plus on était hilares et excités, et plus ça commençait vraiment à me plaire ce travail !

On roule. On monte. On roule. On monte. On démonte. Entre-temps, à Nantes, on prend des récups. Chez soi bien au chaud. Ou bien on va à l’atelier faire semblant de travailler. Ceux de l’atelier, respectueux, ils nous aident à faire semblant, en nous prévenant dès qu’un chef arrive. On rigole bien avec eux, on leur raconte les histoires qu’on a eues sur les salons, eux nous confient les derniers potins de la boîte.

La semaine dernière par exemple, Olivier le fol s’est fait passer pour un agent de sécurité à l’entrée du parc des expos de la Porte de Versailles :
- Bonjour Monsieur le camionneur. Vos papiers s’il vous plaît ? Merci. Ça va, vous êtes en règle ! Vous pouvez y aller. Hep là ! Attendez ! Ne partez pas si vite ! Montrez-moi votre autorisation temporaire et subordonnée à qui de droit de circuler ! Pas d’autorisation temporaire et subordonnée à qui de droit de circuler ? Bon, alors c’est très simple, vous n’êtes pas du tout dans la bonne direction ! Vous allez faire demi-tour, vous irez tout droit, et puis vous suivrez le panneau SORTIE. PREMIÈRE A GAUCHE. C’est cela oui : le panneau SORTIE, PREMIÈRE A GAUCHE. Désolé, mais j’applique les consignes à la lettre, et il me faut une autorisation temporaire et subordonnée de circuler en bonne et due forme pour que je puisse vous autoriser à rentrer et circuler temporairement et subordonnément à qui de droit dans le Parc des expos. C’est comme ça. C’est le Règlement. Après, il fait le salut militaire ou se met à faire la circulation comme un flic, en sifflant avec ses doigts. Les chauffeurs ne sont pas dupes très longtemps et rigolent de ses conneries.

Il y a des fois quand même, c’est dur. Dur… On dort peu. On porte des trucs lourds. On arrive à peine à circuler. On est des centaines sur les salons. C’est hypertendu. On a des impératifs horaires, des délais de montage à respecter, et les clients tout le temps sur le dos… Ou bien des stands impossibles à monter, des plans faux, incompréhensibles…

Alors les anciens se défoulent sur les nouveaux :

- BON ALORS VOUS FAITES QUOI LA LES GARS ? MAIS QUI C’EST QUI M’A FOUTU DES EMMANCHES PAREILS ? MAIS BON DIEU LES GARS, PUISQU’ON VOUS A DIT D’ÉCOUTER LES ANCIENS, ÉCOUTEZ LES ANCIENS MERDE !

Quand on attend qu’on nous dise quoi faire, on se refait engueuler :

- BON DIEU MAIS C’EST PAS VRAI ! RESTEZ PAS LA LES BRAS CROISES A ATTENDRE QUE LE TRAVAIL SE FASSE A VOTRE PLACE ! ALLEZ-Y MERDE, RÉVEILLEZ-VOUS MAINTENANT !

Sérieusement échaudés, on se remue un peu (on tape dedans), on prend des initiatives (on fait un peu n’importe quoi), on essaie d’aider untel, on lui demande s’il n’aurait pas besoin d’un coup de main (« UN COUP DE MAIN ? UN COUP DE MAIN DANS TA GUEULE OUAIS ! »). On commence à faire un truc, on improvise un peu (on ne connaît pas encore tout, on n’a pas le savoir-faire des Anciens). On se refait engueuler par Richard Lieur de Cons :

- MAIS BON DIEU DE BORDEL DE MERDE, QUI C’EST QUI VOUS A DEMANDE DE FAIRE CA ? DEMANDEZ AVANT ! DEMANDEZ AUX ANCIENS QU’ON VOUS A DIT MEEEEERRRDEEEEEUUUUU !

Parfois, il y a du matériel abîmé, cassé ou perdu, ou un client qui veut modifier tout son stand, et là, l’exaspération des Anciens est à son comble. Et c’est encore sur nous que ça tombe :

- BORDEL DE BORDEL DE MERDE ! JAMAIS VU DES EMMANCHES PAREILS ! CASSEZ-VOUS MAINTENANT ! DÉGAGEZ ! TIREZ-VOUS OU JE VOUS EN COLLE UNE ! CASSEZ-VOUS OU JE VOUS ÉCLATE VOS GENTILLES PETITES GUEULES PLEINES DE MERDE !

Rouge de colère, vociférant sa rage de sa grosse voix caverneuse enrayée, Richard n’est pas loin de nous en mettre une en effet… Les choses ne se déroulent pas comme il veut, il ne le supporte pas. Il bout. A bout. Quand d’autres essaieraient de calmer le jeu, ou péteraient carrément les plombs, lui est tout cramoisi, et il hurle, il hurle de sa grosse gorge rauque de rocker roquet rotant ses maux claquants nos petits nerfs craintifs pleurant leur mère, qu’il va NOUS CASSER LA GUEULE BORDEL, NOUS ÉCLATER LA GUEULE PUTAIN ! J’essaie de me faire petit. Refais trois fois de suite le même branchement ou le même montage. N’importe comment. Et c’est à peine si j’entends ce qu’il hurle. N’arrive plus à brancher un câble sur un spot, ou à monter deux petits trucs ensemble. Regrette de m’être encore engagé dans un boulot de fous. Et je me pince très fort la tête dans l’espoir de la panser un peu, en pensant qu’est-ce que je fous ici, mais qu’est-ce que je fous là ? Faut que je me barre ! QUE JE ME BARRE tout de suite ! Heureusement, Bruce Willis arrive, et tout finit par s’arranger.

Dans l’équipe, on m’appelle Dunlopillo, parce que hier, je me suis allongé sur une grosse mousse d’un stand posée à côté d’un camion… Avant, c’était E.T., sans doute parce qu’ils se demandaient de quelle planète je pouvais bien venir… Tout au début, c’était Bibendum, je sais plus pourquoi… Une histoire de pneu.

Je vais bientôt partir de cette boîte. C’est déjà l’hiver, et il y a déjà nettement moins de travail. Mon contrat se termine dans quelques jours. Ils me garderaient bien encore un mois ou deux, mais je n’ai pas envie. Je suis mort de fatigue, des bleus partout, mal au dos, mal partout. Envie de dormir deux jours de suite et de rester au lit au chaud chez moi.


**********

Avant de m’en aller, je dois encore aller avec Luc pour démonter un stand au Palais des Congrès de Nantes. Il part à la recherche d’une visseuse électrique, mais elles sont toutes en panne, ou en charge. On demande à un gars de la boîte qui en a une mais qui veut pas, il en a besoin toute la journée. Impossible d’en trouver une.
- Tant pis ! dit Luc, on démontera le stand au marteau !
- Au marteau ? T’es sûr ?
- Au marteau, parfaitement, puisqu’il y a pas moyen d’avoir du matériel en état de marche dans cette boîte !

A peine arrivés sur les lieux, il me dit : « Moi je démonte les panneaux, toi tu t’attaques au toit, avec le marteau, tu tapes dedans, tu casses, tant pis, s’iront se faire voir ! »

Au marteau. D’accord. J’écoute l’Ancien.

Je tape dedans. J’essaie d’abord de ne pas faire trop de bruit, de me faire discret (il y a encore pas mal de monde), mais je dois quand même taper assez fort si je veux arriver à quelque chose (sont solides ces tubes). Il faut que je réduise l’énorme toit en petits morceaux facilement transportables et logeables dans le camion. Je tape, frappe de toutes mes forces. Obligé, sinon, ça ne casse pas. Ça tombe par terre un peu partout. Ça fait un boucan d’enfer. Je reste comme ça une bonne heure, déplaçant mon escabeau d’un endroit à l’autre. Un vrai travail de démolition. A un moment, un personnage qui semblait important est passé, entouré de gardes du corps avec oreillettes et talkies walkies (sa tête me disait bien quelque chose, mais je ne voyais plus trop qui c’était). Par contre, il était accompagné par François-Henri De Virieu, ça je m’en rappelle bien, car je regardais souvent L'heure de Vérité le Dimanche midi sur TF1, sous la couette.

Le célèbre journaliste et Son Autorité sont passés devant moi. Ils ont pris l’escalator qui menait sous le stand que je finissais de fracasser au marteau.


**********

Le jour où je suis venu chercher mon solde de tout compte à ISI, de mon côté il n’y avait pas de problèmes. J’étais heureux et fier d’avoir pu tenir dans de telles conditions pendant près de six mois. Moi, le fol, le mol, l’insignifiant peseur de rondins.

Le chef responsable du montage et de la logistique (deux fois au-dessus de Didier / Bruce Willis et une fois en dessous de Monsieur Canari), que j’avais rejoint dans son bureau pour le règlement du solde, était au téléphone. Il me regardait avec des yeux mauvais. J’attendis qu’il finisse sa communication.

Aussitôt le téléphone raccroché, il me dit, avec un ton grave et sérieux :

 - Je ne suis pas du tout satisfait de ce qui s’est passé vendredi. La Direction du Palais des Congrès a téléphoné à Monsieur Canari pour se plaindre et demander des explications. Il paraît que tu tapais comme un fou avec un marteau sur notre stand, que tu cassais tout, comme un enragé, un malade, même que le Ministre de l’Intérieur, tu m’as bien entendu, le Ministre de l’INTÉRIEUR EN PERSONNE, qui était invité ce jour-là par le Maire de Nantes, a voulu savoir ce qu’il se passait ! Et toi, tu te pointes la bouche en cœur pour nous réclamer de l’argent ? Tu crois vraiment que je vais te payer après ce que tu viens de nous faire ? Qu’est-ce que je fais, moi, hein ? Tu sais qu’on pourrait porter plainte contre toi ? Tu sais que ça s’appelle une faute professionnelle ce que tu as fait ? Tu le sais ? Tu te rends compte du tort que tu nous fais ? Tu t’en rends compte OUI OU MERDE ?
- …
- mais DIS QUELQUE CHOSE PUTAIN ! EXPLIQUE-TOI au moins ! Et ne prends pas cet air idiot et ahuri, sinon ça va mal se passer entre nous !
- Bon. Ben, c’est-à-dire que… il n’y avait plus de visseuse… alors… Luc a pensé que…
- Luc n’y est pour rien dans cette affaire ! Il nous a dit que c'est toi qui as pris l’initiative de démonter le stand au marteau !
- Hein ? Quoi ? Ah non ! Non ! C’est Luc qui m’a dit de…
- Ecoute, de toute façon, même si c’est Luc qui te l’a dit, ce dont je doute fort, tu n’avais pas à faire ça ! Alors, tu vas prendre ton chèque là, tiens, le voilà ton chèque, mais je ne veux plus jamais te voir traîner par ici ! C’est compris ? Dehors maintenant !
- Oui, mais non, attendez ! Je vous dis que c’est Luc qui m’a…
- SORS DE MON BUREAU MAINTENANT !
- Mais puisque je…
- DEHORS !
- Mais puis...

Il me pousse hors de son bureau et claque la porte derrière lui.
         
Dehors, il fait beau et frais. Un canari, échappé de sa cage, cui-cuite sous le soleil de Novembre. Ils m'ont bien sonné avec le coup du marteau. Mais je m'en fous, j’ai récupéré ce qu'ils me devaient, c’est tout ce qui m’importe. Avec l’argent, je vais m'acheter un blouson noir. Et m'inscrire dans une agence matrimoniale.