MANQUE DE PEAU (extraits)
CLIQUER SUR LE TITRE CI-DESSUS POUR AVOIR LE LIVRE ENTIER)
DÉPRESSION EN-DESSOUS DU JARDIN
Dans un état dépressif, vous n’avez plus de sens à donner à votre vie : joie, espoir, désir, envie, combat,
plaisir… Vous avez perdu l’essence de la vie. Le sens de la vie. Vous êtes seul
parmi les autres. Vous ne les croyez plus… Ils sonnent faux et leurs
dissonances vous font peur. Comme les vôtres leur font peur. Vous ne jouez pas
le même air. En réalité, on vous le fait savoir bien assez tôt, c’est vous qui
êtes désaccordé… Tandis qu’ils évoquent le foot, des performances de mobylettes
ou leurs dernières conquêtes amoureuses, vous, vous pensez. Croyant bêtement
vous panser… Comme lorsque vous rêviez, enfant, derrière la grille de votre
école prison, alors que vos camarades pratiquaient des jeux idiots dans le plus
bruyant brouhaha. Quel sens a-t-elle cette existence, alors que plus rien en
vous ne vous incite à la vivre ? Vous êtes
vidé de toute la force vitale qui
vous animait, vous gratifiait, vous faisait vous lever, étudier, souffrir. Votre moteur est grippé, rouillé, noyé dans
une mare pas très marrante de mélancolie. Votre vie se vide. Et ce vide donne
au moindre de vos souvenirs une odeur, un goût et une réalité de deuil.
Progressivement, un mur d’incompréhension réciproque et d’absence va s’établir
entre vous et les autres. De plus en plus opaque, il se transformera au fil des
ans en une cloison épaisse à travers laquelle les paroles et les intentions
auront de plus en plus de mal à se faire entendre. A se faire comprendre. Les
autres tenteront parfois de le casser ou de le consolider ce mur, au gré des
circonstances, mais ils l’ignoreront et l’éviteront la plupart du temps. Il
inspire la peur, le doute, et toutes les angoisses que la plupart des êtres
normaux se gardent bien d’approcher, comme l’animal se garde d’approcher de
trop près le vide. Ce mur dégage du froid et de la souffrance. Ce mur, après
tout, c’est le vôtre. Restez-y donc derrière, et complaisez-vous à votre guise
dans votre torpeur, votre embarras, votre timidité, votre maladresse, votre
honte. Personne ne viendra s’y morfondre avec vous… Tout au plus quelques fins moralistes en herbe,
quelques apprentis psychologues,
quelques profiteurs en mal de proies faciles, quelques anticonformistes
conformes embourbés dans leurs propres contradictions viendront y chercher
inconsciemment matière à se valoriser,
s’estimer, se faire du bien à travers vous… Errant, complaisant, flanqué d’une douce rêverie tranquille, amère et
résignée, vous flotterez dans quelque attente de souvenirs bienheureux qui
remonteront parfois à la surface de votre conscience pour venir vous rappeler
que votre existence avait su être heureuse, avant, il y a longtemps,
indépendamment du sens que vous lui donnez à présent. Car dans le fond, lorsque
l’on est heureux, le sens de la vie importe peu. Aux humiliations vraies ou
supposées et aux larmes, viendra se superposer une étrange sensation d’abandon,
réminiscence probable d’un passé fort lointain… Existence à fleur de peau qui s’endort, tranquillement vaincue, par la froidure du monde. Déliquescence,
écroulement gentil vers l’Oubli. Vos
moites valeurs, vos maigres repères tomberont en miettes de penne les uns après
les autres, perdant tout leur sens.
Entraînant dans leur chaleureuse chute une douce
et agréable sensation de fraîcheur et
de délivrance, bientôt teintée pourtant de terreur et d’impuissance. Car vite vous vous apercevez que vous ne
pouvez plus vous envoler vers ce rêve, trop souvent faux, mais tellement
salvateur, qu’est l’Illusion… Marchant
dans les rues de votre ville sous les gris déjà déprimants de l’automne,
regardant ces magasins de grigris, ces passants aigris, ces objets griffés de
valeur, ces visages d’hommes et de femmes amaigris souriants et épanouis sur
les panneaux publicitaires des avenirs, simples salariés du Paradis voué
à la Consommation qui injecte ses rêves
dans nos vaines envies. Vous
constatez l’indifférence des passants envers votre triste intérieur, car ce
sera bien le cadet de leurs soucis, puis vous fixerez n’importe quoi, un pan de
mur blanc, un morceau de bois
inutile, un feu tricolore, un bout de trottoir ou une voiture en stationnement en pensant très fort à quoi bon.
(Automne 1978)
********************************
LE MONDE DU TRAVAIL (I)
Vendredi. Je suis fiévreux. Le
patron de la boîte sous-traitante d’ordinateurs Apple doit me donner une réponse. Le téléphone sonne. Monsieur
Garzinski a donné son accord : je commence lundi. J’ai retrouvé ma dignité de travailleur. Heureux jusqu'au Dimanche. J’avertis gaiement ma famille, mes amis,
tout le monde. Je monte à Paris !
Encore et toujours mon pari, cent fois remis sur le tapis : monter à Paris.
Ça continue dans la voiture du
patron. Il est venu me chercher spécialement à la gare pour m'emmener dans les
locaux industriels de l'entreprise abrités par la société Apple,
non loin de la porte de Bercy.
Pendant le
trajet, je le questionne avidement sur le travail, les horaires, les conditions, … etc. Mais je le confonds un peu avec une sorte de psy, et, ce faisant, je cache bien
mal mon anxiété.
- Qu'est-ce que
vous avez aujourd’hui à me poser toutes ces questions en vous agitant ainsi
dans tous les sens comme une feuille morte ! me dit-il. Qu'est-ce que ça veut
dire ! Vous avez l'air terrorisé ! Vous avez peur de quoi ? Arrêtez maintenant
! On est arrivé ! C'est ici ! me dit-il d'un ton vaguement préoccupé.
Nous montons
dans mon nouveau lieu de travail. C'est une grande pièce pleine d'ordinateurs
dépecés, d'unités centrales et d'écrans ouverts, posés sur des ateliers de
travail autour desquels trois
employés s'activent tranquillement.
- Je vous
présente Gaspard, votre nouveau collègue, leur dit-il.
Puis, s’adressant
alternativement à moi et aux trois membres du service :
- Voilà
Francis, le responsable de l'équipe ; et puis Aziz, d'Issy-les-Moulineaux ; et
Ambona, tout droit débarqué de Dakar. D’ailleurs, quand est-ce que tu fais le Paris Dakar, Ambona ? (Rires petits du petit patron).
Attention les gars, ce type est un technicien supérieur, alors ce n’est pas la
peine de lui étaler votre science, il en sait plus que vous. Francis, tu
commenceras par lui faire réparer des écrans. Comme tu as fait avec Aziz et Ambona.
Ce sont de vrais pros maintenant, hein les gars ? Bon, il faut que je file. Je
passerai vous voir mercredi
pour la réunion avec Marie-Laure. Travaillez bien !
Ils me
regardent d’abord avec étonnement. Qu'est-ce que vient faire ici un technicien supérieur ? Passées
quelques minutes, je les sens moins méfiants, puisque de toute façon c’est
comme ça, c’est la décision du
Chef. Un quart d’heure plus tard, je passerais presque inaperçu. Ils continuent
de vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était tout en me surveillant
du coin de l'œil.
Francis
commence à m'expliquer comment on doit s'y prendre pour réparer les pannes les
plus fréquentes sur les écrans. Après je dois m'exercer tout seul. Ouvrir
l'écran. Lire le bordereau de panne. Retourner l'écran. Faire attention au tube
cathodique, au coup de jus : « c’est du 25.000 volts ! Fais gaffe, il reste
encore du courant, même débranché ! »
Ensuite, il faut chercher et trouver le composant foutu ou la carte défectueuse. J’ai des fiches de reconnaissance des
pannes sous les yeux.
Comprends pas bien. Vais demander. M'explique. Comprends pas bien. Moi, il faut
que je comprenne bien. Fait chaud. Pas de fenêtre. Transpire. Compliqué. Trop
compliqué. Je n'y arrive pas. Au bout de deux heures, Francis vient me voir.
- Alors, ça va
? Montre-moi un peu ce que tu as fait. Mouais... C'est vrai que t’as fait des zétudes supérieures toi ? T’as pas
raconté des bobards au chef au moins ? Parce que bon, nous, tu vois, on n'a pas
fait beaucoup d’études supérieures, mais enfin, réparer une alim, on savait faire
quand même en arrivant ici ! Bon. Viens par là. Maintenant tu vas nettoyer ces
ordinateurs. Tiens, voilà le
produit, et tu trouveras des chiffons ici.
- Parce qu'il
faut aussi les nettoyer ?
- Ben oui, qu'est-ce que tu crois ?
Comme ça, les clients retrouvent du matériel qui leur paraît plus neuf au
retour de l'atelier ! Et des clients satisfaits, c'est des clients heureux qui
refont appel à nous après. Tu saisis ?
Je prends un
chiffon, mets du produit, et m'applique à astiquer une unité centrale bien
sale. Les taches sont du genre coriace ! Il faut frotter, frotter, un peu,
beaucoup, passionnément, à la folie ! C'est quoi ce plastique ? C'est quoi ce
produit ?! C'est quoi ce boulot ?
- Eh ! Je frotte sur vos taches là, j’arrête pas
de frotter, mais elles s'en vont pas ! C'est comme si j’avais rien fait !
Je mets deux heures pour en enlever une ! C'est normal ça ?
- Ouais ! dit Aziz, et t'es pas prêt d’en
voir le bout à l'allure où tu vas ! Allez ! Nettoie ! Il faut que ça
brille ! Et reste pas trois heures dessus ! J’en aurais déjà nettoyé dix à ta
place moi !
Je questionne à
nouveau :
- Mais comment
est-ce qu'on sait qu'on a terminé de nettoyer un ordinateur, vu qu'on a un mal
fou à les faire partir ces taches ? Elles s'en vont pas ! Vous voyez
bien qu’elles s’en vont pas !
- Tu commences
à nous les gonfler, dit Ambona ! Tu nettoies, et c'est tout, tu demandes pas pourquoi ou comment, tu te magnes de nettoyer et
c'est marre !
- Il est con !
dit Aziz. Veut se faire virer ou quoi ?
Donc, je
nettoie, je frotte et je refrotte. J’astique. D'accord. Comme ça, ça fait plus neuf. Le client est Roi. Deux
heures que je fais ça. Les autres me
surveillent. Ils m'ont à l'œil. Faut pas que j’essaie de comprendre. Faire
comme eux. Comme si c'était naturel. Me
sens mal. Faut que je me dépêche. Astiquer. Ne plus penser à rien. Frotter comme
un débile sur ces taches indélébiles ! Et pas trop longtemps ! Vite ! VITE ! Ça part pas… Putain, ça part
pas ! Qu'est-ce que je fous ici bordel ? Sortir ! Prendre l'air ! Respirer !
Partir ! Me tirer d’ici ! Francis me hurle du fond de l’atelier :
- Eh Gaspard !
Ne reste pas trois heures là-dessus qu'on t'a dit !
Puis il revient
vers moi, sourire aux lèvres :
- Qu'est-ce que c'est que ça ? T'appelles ça nettoyé ? Tu TE FOUS DE NOUS LA
OU QUOI ? C’EST PAS VRAI ! On va pas te le répéter cent fois ! Il faut que
ÇA BRILLE qu’on t'a dit ! Et pis magne-toi qu’on t’a dit aussi il me semble,
non ? On te l’a dit, OUI ou NON, de te magner ? Ben on n'est pas gâtés
avec toi ! Tu viens d'où déjà ? T'as fait l'armée ? T'as pas fait l'armée
toi ? Non, sans déconner, t’as fait l’armée ? Bon, allez, arrête ça
maintenant ! Retourne à tes écrans !
- Vient d'où
lui ? dit Aziz.
- Sais pas, du
seizième, de Neuilly, dit Ambona.
C'est quoi ce
travail ? C'est qui ces gens ? Pourquoi je dois leur obéir comme un chien ?
Ils se foutent de moi, rigolent dans mon dos. M'ont piqué des outils ce midi.
Je les ai retrouvés deux heures après à l'endroit où je les avais laissés. Faut
que je sorte. Que je parte. Être ailleurs. Respirer. Prendre mes cliques et mes
claques. Être seul. On n’est pas de la même origine, pas de la même culture, pas du même milieu. Et je suis là avec eux quand même, à leur obéir
au doigt et à l’œil ! Z’en profitent.
Se vengent. Un bourge dans l'arène des banlieusards. C'est pas tous les jours ! Le rêve pour eux. Moi, pauvre pomme d’Apple, je me laisse croquer ! « ça » danse dans les dedans.
Supporte pas
leur mépris d’ouvriers spécialisés qui dépannent trois fois plus d'ordinateurs
que moi dans le même temps. Mais il faut que je tienne. Que diraient mes
proches si je partais encore ?
Le soir, lorsque je rentre de ces
premières journées, il fait déjà nuit. La sœur d'une amie me loue l'appartement
de son père. Je fais quelques courses dans le quartier et mange assez vite. Je
lis un peu. Savoure la saveur tiède de la nuit, respire la caresse tranquille
et douce du silence. Immobile dans un coin de la pièce, debout, couché sur le
lit, ou assis dans la baignoire, je pense. A rien. A moi, là, qui voudrait être
n'importe où ailleurs que dans ce
Paris absurde, Géant au cœur de pierre anonyme et gris, Néant aux lierres de
peurs anomiques et aigries, Royaume impassible, impossible, aux millions
de peines de vie, de phares, de voitures bruyantes, de passants aux citrons stressés…
Envie d'abandonner. Encore. De me laisser crouler
!
Non ! Je
dois tenir ! Retrouver mes droits Assedic ! Et mon
indépendance financière par-dessus tout. Je dois
tenir !
Le lendemain, levé à sept heures (j’en
ai dormi quatre). Retour devant les écrans (pour l'instant on limite mes
interventions aux écrans). Je n'y arrive pas. Je n'ai pas le sens pratique. Je
n’ai jamais rien su faire de mes mains. Quand j’étais petit, je cassais tout.
Lorsque je m'avisais de réparer quelque
chose, il ne restait plus finalement que des pièces détachées. Je suis un manchot. Supérieur. J’ai pas leur
savoir-faire. Un Technicien Supérieur,
en principe, c'est quelqu'un qui explique, qui montre, qui dit ce qu'il faut
faire, fixe les directives aux employés inférieurs. Là, c'est tout l'inverse.
J’obéis. Soumis, docile, impuissant. Mets des heures. Trop méticuleux.
Scrupuleux scrotum. Me pose trop de questions. Un intello qui a un mal à la
tête et un bobo à l’âme. Ça les énerve. Ça les met à cran.
- Tu sais, me dit Ambona, tu as de
la chance d'être avec nous. Dans la boîte où
je bossais avant, tu serais même pas resté une heure ! On voit bien que
tu sais pas travailler !
Aziz et
Francis en rajoutent :
- On peut pas dire qu'il est très doué pour le
travail, hein Aziz !
- On voit bien
qu'y sait pas ce que c'est qu’la misère ! J’me cacherais si j’étais lui moi !
T'as été trop couvé toi ! Oooooouuuuuuhhh !
Je descends dans le hall d’entrée.
M'allume une cigarette. Je les supporte plus. Veux plus remonter dans cet atelier. Mal à respirer. Transpire. Je comprends pas à quoi elle rime, cette vie.
Jamais très bien compris. A quoi bon cette
souffrance ? N'arrive plus à contrôler. Envie de tomber et ne plus
jamais me relever. Ils seraient bien emmerdés là. Pas très longtemps, mais
quand même, bien emmerdés.
Il faut que je pense à ma
psy. Me rappeler ses paroles. Ça me soulage un peu mais pas assez.
L'Émotion, tout comme l’Absence d’émotions,
sont bien plus fortes, tellement plus puissantes que la soi-disant Volonté. Encore
une belle Illusion ça, un masque de dominance ou de soumission sous son brave
air faussement humaniste. Vouloir. Pouvoir. Du pareil au même ! La Volonté... Pff !
Un couvre-je, un couvre-chef bien
pensé comme il faut, parmi tant d’autres à respecter !
Faut plus que
je puisse les entendre. Me mettre du PQ dans les oreilles.
Le midi, je ne vais déjà plus manger
avec eux. Marre de leurs blagues à la con.
Traîne un peu dans les cafés du coin. Vais rejoindre les autres travailleurs dans la
merde comme moi du quartier, immigrés d'Afrique du Nord, d'Europe de
l'Est, ou de lointaines Provinces de
France. S'oublient dans du mauvais vin. Exploités, éreintés, payés au lance-pierres. Ont-ils aussi une Tête de
Truc comme moi à leur travail ?
Le soir, je range mes outils et ma
table de travail. Les autres me demandent de
me magner, qu’on ne va pas y passer la
nuit !
**********
Ma cadence de
réparation, après une très légère augmentation en octobre, est repartie à la
baisse. Désormais, quand je parviens à dépanner péniblement un ordinateur, les
autres en ont déjà réparé quatre ou cinq. Pourtant, je ne suis pas viré. Comme
je suis un Technicien Supérieur,
le patron croit en moi. Pour une fois qu'un Technicien Supérieur semble vouloir rester chez lui, à ce tarif-là, en
plus, non vraiment,
il faut essayer d'en profiter un peu.
- Je veux encore
croire que vous y arriverez, me dit-il. J’ai des projets pour vous.
(Il s'accroche. Je me demande bien ce qu'il me trouve).
Ça va être plus
dur pour le quitter. Surtout que c'est demain que
j’ai décidé de larguer les
amarres. J’ai d'abord
appelé mon frère, qui m'a ardemment prié de rester, pense à la
réaction des parents, et puis tu
gagnes de l'argent, si tu pars, t’'auras plus un rond ! Deux ou trois mois, ça
n’est pas la mort ! Essaie de t'accrocher ! Alors j’ai appelé ma psy :
- Et bien…, si
vraiment vous n'y arrivez pas, dites-leur que votre projet professionnel n'est
pas en adéquation avec ce qu'ils vous proposent.
Adéquation ? Je
ne connais pas ce mot. Elle m'explique. Oui, c'est exactement comme vous dites
: adéquation. Ça n'est pas,
mais alors pas du tout en adéquation. C'est bien ça comme mot, adéquation. Ça
explique bien. C’est bien imagé.
Maintenant il
faut que je les appelle. Je ne suis pas allé au travail depuis deux jours.
Prendre mon coup de rage à deux mains. Les appeler. Tout de suite. Adéquation. Projet professionnel. Les mots se bousculent dans ma tête. Je me répète cent fois la même phrase. Ce que vous me proposez comme
travail n'est PAS EN ADÉQUATION avec
ce que je recherche. Ne pas oublier ADÉQUATION. Explique tout !
L'équation n'admet aucune solution. C'est
ça le résultat de l’équation de mon travail chez vous : ensemble vide. Midi. J’appelle. Cœur qui bat. Sueur chaude. Je place comme je peux La phrase, mais le patron veut quand
même me voir pour en discuter. Il m'invite ce soir dans son bureau, « à tête reposée », il dit.
« Prenez le temps de la
réflexion », il dit. « Ne paniquez pas comme ça », il
dit. « Pesez le pour et le
contre, réfléchissez bien avant de prendre une pareille décision »,
il dit.
Je pensais
qu’avec adéquation, il
aurait compris tout de suite.
Le soir venu,
il ne veut plus me lâcher :
- Gaspard, figurez-vous que je
désire vous garder. Je pense qu’avec le temps, vous y arriverez. Il n'y a pas
de raisons. Je vous prends encore un mois à l'essai. J’ai pensé à vous confier
d'autres tâches, moins pénibles, moins répétitives.
Les réparations, les cadences, c'est bon pour Aziz, Ambona, ou même
Francis. J’ai bien analysé votre C.V. : vous êtes fait pour étudier, mettre au
point, élaborer. Dans le calme et la tranquillité. Cela ne fait aucun doute
pour moi. C’est votre métier non ? Et c’est bien évidemment cela que vous
désiriez faire ? Depuis le début ! Comment n’y ai-je pas songé plus
tôt ? Je me suis vraiment trompé avec vous ! Eh bien j’aurai d'ici
moins de deux semaines un projet de cet ordre à vous proposer ! Mais
dans l'immédiat malheureusement, vous allez devoir encore continuer à faire des dépannages avec les autres. Cependant ne vous
inquiétez pas, je ne tiendrai pas trop compte de votre rythme de
travail. Essayer de vous fixer des objectifs raisonnables et tenez-vous-y. De
mon côté, je planifie pour vous un projet ou une étude en informatique industrielle, et on reparle de tout ça dans une
quinzaine de jours. Cela vous convient ?
Je lui réponds,
complètement obsédé par MA PHRASE,
que je veux qu'il entende, qu'il
comprenne, c'est MA PHRASE merde : « Oui
Monsieur, d’accord, j’entends tout bien ce que vous me dites, cependant, il
faut que je vous dise moi aussi, tout ce que vous me proposez là n'est PAS EN ADÉQUATION, mais alors pas du tout, EN ADÉQUATION avec le projet professionnel que j’ai ! Ça ne
m’intéresse pas ».
Silence,
interrogation, étonnement du côté de mon interlocuteur.
Interruption
volontaire de procession sociale.
Incompréhensible.
Inconcevable pécher d’Orgueil.
Hérésie.
Il me fixe.
Droit dans les yeux. Sans bouger. Sans cligner d’une paupière. Je le fixe
aussi, mais moins. Ses gros yeux globuleux un peu mouillés ont doublé de
diamètre. Silence. Au bout de quelques instants, le Chef parle.
Il dit qu’il ne
comprend pas. Qu’il est outré par ce que je viens de dire. Qu'il a un fils de
douze ans, bien élevé, lui, dans les traditions chrétiennes, et qu'il prie Dieu
pour que jamais, ô Grand Jamais, il ne réponde de la sorte face à un employeur.
Que je suis complètement cinglé de partir comme ça d'un travail, avec tout le
chômage qu'il y a. Qu'il aurait Honte à ma place. Qu’il y a du monde qui attend
devant le portillon de l’ANPE. Que je ne suis pas tout seul. Qu’il y a plus de
trois millions de chômeurs. Que j’ai déjà un certain âge et que mon C.V. est
vide, insignifiant. Qu'il faudrait peut-être penser à le remplir. Qu'à mon âge, il avait fait déjà plein de
choses lui. Que je n'ai aucune ambition,
qu'il faut que je me remue mon vieux ! Que je suis sur la mauvaise pente…
**********
Ce soir, mon
père vient spécialement de Nantes pour me ramener. Je n'ai plus un sou, plus de
carte bleue, plus de chéquier. Même plus de voiture. Plus rien. Il me retrouve couché à même le sol, à côté du
lit, dans le Noir et le Froid, volets clos, à six heures du soir, dans une
pièce en désordre et puante. Je ne dis rien. Transis de froid et d'angoisse. De honte aussi, un peu.
Il dit :
- Mais ça n'est
pas vrai ! Tu te rends compte, à ton âge tout de même ! Tu vois dans quel état
je te retrouve ! Tu as de la chance que nous soyons là pour t’aider !
Dans la voiture, nous n'échangeons
aucun mot. Vers Le Mans, nous nous arrêtons
pour dormir dans une chambre
d'hôtes. Un vrai Manoir. Ça me rappelle les endroits où nous allions en vacances lorsque j’étais
enfant. De belles demeures louées à la semaine ou pour le mois. De grandes
pièces avec de grands lits et de grandes fenêtres, dans lesquelles nous nous en
donnions à cœur joie, mon frère et moi. Un petit manoir heureux, calme et tranquille, éloigné de l'agitation des
villes. Un abri. Un havre de paix et de douceur.
Nous mangeons.
Presque rien. Puis, montons dans notre chambre.
Par la fenêtre,
je vois des peupliers qui se dandinent lentement sous l’effet du vent, ondulant
dans l'obscurité. La lune est pleine, éclairant un petit étang paisible et tout
le paysage aux alentours. J’allume une cigarette. Mon père s'est endormi.
Demain sera un autre jour. Un jour un peu sombre. Il faudra expliquer. A mes
parents. Me justifier. Encore et
toujours. Expliquer. Faire semblant. De
comprendre. Le pourquoi et le comment. Dans les moindres détails. Ce qui s'est passé.
Pourquoi je suis parti. Comment ? Pourquoi ?
A cet instant,
je n'y pense plus.
Mon père ronfle
tranquillement.
La lune veille
silencieuse sur le village endormi, et j’essaie de faire des ronds de fumée
avec ma bouche.
********************************
GERMAINE
Je la
rencontrai un soir de Pleine Lune et de Fête de la Musique, où nous avions joué, mon groupe de
Rock et moi, de 21h à 3h du matin, presque sans discontinuer. Je faisais de la
guitare électrique solo, et je ne me débrouillais pas mal pour attirer les cris
et les sifflements au plus fort d’un chorus saturé de distorsion et de heavy rock metal. Et je savourais avec délice les applaudissements
nourris d’une foule en liesse, à l’instant précis où je finissais de pousser
mon cri strident et vaguement mélodieux s’échappant de mon ampli 100 Watts tel
un appel déchiré envers la féminine engeance. Je suis puceau ! J’ai tant envie de faire l’amour ! Hurlait
ma guitare rouge passion. Vers trois heures du matin, alors que nous rangions
notre matériel, je vis ma voisine du dessus, toute excitée et imbibée d’alcool,
en pleine hystérie dansante devant moi, me lançant des : « Eh ! Qu’est-ce que vous hic faites maintenant ? », « Eh ! Vous allez où ? », « Vous
venez hic en boite avec nous ? ». Et puis, me prenant à part : « Tu dois hic
avoir soif, non ? Si tu veux je t’invite hic chez moi hic pour boire une bière
! Ne dis pas non, hein, hic ! J’habite juste au-dessus de chez toi ! Tu sais
hic que tu joues comme un Dieu de la hic guitare ? Tu joues hic pareil avec le
sexe des femmes ? Ce doit être fabuleux hic alors ! Hein, dis, hic ? Non,
je rigole, je suis hic un peu hic bourrée. Faut pas écouter ce que je dis hic !
»
Le rangement
des affaires terminé, Germaine m’invitait à prendre un verre au café du coin avec un ami. Pétri
d’appréhension, j’engloutissais
cinq demis de bière en l’espace d’une heure, car je savais bien sûr où elle
voulait en venir, alors qu’elle me faisait du pied sous la table, c’était clair
maintenant, de plus en plus clair, elle avait attrapé sa proie, et n’en
démordrait plus de la nuit. Ce qui me réjouissait beaucoup, car je ne demandais
pas mieux que de me laisser guider vers des lieux encore inconnus pour moi : le grain, l’odeur et le goût de la peau, la chair d’une femme…
Pouvoir toucher ça, enfin, après
tant d’occasions manquées et d’instants déçus, déchus, perdus je ne sais où, ni
comment ni pourquoi. Éternellement j’avais retardé ce moment, mort de peur,
fuyant depuis toujours le contact des peaux, comme si la peau de fleur féminine eut été
remplie d’un poison, danger imminent sous le verni sage, pénétrant venin
capable d’anéantir et de liquéfier sur place ma fine flore de peaux mentales
déjà bien écorchées…
Si cette
absence de contact charnel, à laquelle j’avais fini par m’habituer (bien malgré
moi), avait fini par transformer ma rancœur et ma rage en aigreur douce-amère
faussement désabusée, cette promesse de contact (car c’était sûr désormais, il
y aurait contact), après mon
cinquième verre de bière, m’avait rendu étrangement fier et fort. Viril. Enfin,
ça y était, j’allais perdre ma verge inhibée. Ça n’était pas trop tôt.
D’enfant, j’allais naître Homme, et déjà, avant même d’avoir entrepris quoi que ce soit, je ne parlais ni ne me comportais plus tout à fait de la
même manière. J’avais désormais des avis plus simples sur les gens et les choses, et l’alcool aidant, je les raffinais devant mon ami et ma voisine
avec d’autant plus d’aplomb et de fermeté. Je ne faisais plus dans la dentelle
des détails pathétiques, poétiques ou insignifiants, mais déjà dans le gros
œuvre des choses sûres bien campées et pratiques, qui sont bonnes à rappeler
avant de rentrer dans le vif d’un quelconque sujet de discussion. J’avais soudainement
acquis, en quelques minutes, les allures et les opinions franches d’un Homme.
Pourtant, tout
restait à prouver, et alors que mon ami allait rentrer chez lui, je
dus me rendre à l’évidence que ça y était, j’allais devoir y passer, et que cette fois, c’était sûr, je n’en
réchapperais pas.
Nous entrâmes
dans notre immeuble, et alors que nous arrivions au deuxième étage et que je
sortais les clés pour rentrer chez moi, c’est bien sûr à ce moment-là, je le
savais, qu’elle me dit : « Non,
ah non, hic ! Tu ne vas pas rentrer chez hic toi hic ! Non non non non hic ! Tu
viens chez moi boire hic un dernier verre hic ! Eh, oh ! Tu ne vas pas t’en hic
tirer hic comme ça ! Allez, viens hic, je t’emmène, hic moi, viens hic chez moi
! » Je lui dis que j’étais d’accord, que oui, j’allais venir, hic
et nunc, mais que d’abord il fallait que je repasse quelques instants chez
moi. Elle dit : « D’accord,
je monte, hic, je t’attends chez moi, hic, mais tu as hic intérêt de tenir
promesse sinon hic, je reviens te chercher par la peau des hic fesses ! »
En fait,
j’étais rentré chez moi pour cette simple raison qui était de prendre des capotes. Depuis le temps
que ma mère me bassinait les oreilles avec ces histoires de préservatifs et de
sida. Elle m’en achetait chaque semaine une boite depuis trois ans, si bien que
j’en avais une impressionnante réserve. Toute une armoire. J’en pris une boite
entière et montai rapidement l’escalier pour rejoindre ma voisine qui préparait
un thé à la menthe ou une verveine, histoire sans doute de se mettre un peu en
condition. Nous discutâmes encore une bonne heure, je ne sais plus de quoi, de
l’existence en général, et des nôtres en particulier. C’était surtout elle qui
parlait, de son travail, de ses loisirs, de ses lectures, de ses problèmes à tocs de vie…
J’acquiesçais
par de vagues hochements de tête, et je dois dire que je ne l’écoutais plus
vraiment, plus du tout même, car ce qui me préoccupait d’abord (quand même)
avant tout, c’était cette histoire
de toucher et de contact des peaux
et des chairs qui n’allait plus devoir trop tarder maintenant ; ça me préoccupait,
car non seulement j’étais puceau, mais en plus de cela, je n’avais pour ainsi
dire quasiment jamais touché le corps d’une femme. Ou il y avait fort longtemps. De
savoir que j’allais pouvoir le faire, ici, dans quelques instants, j’en étais
tout ému. Comme si une ancienne
vie se terminait, et qu’une autre, toute nouvelle, allait naître.
Elle n’était
pas très belle, un petit visage en forme de
poire, et un large sourire jocondément disgracieux. Mais peu m’importait. Le problème, c’est que rien ne se
passa après comme je l’aurais souhaité. Car oui, à un moment de la nuit (vers cinq heures du matin), Germaine m’invita à venir m’asseoir près d’elle sur le divan ; oui elle
en profita pour se coller doucement à moi ; oui elle me demanda de l’embrasser
; et oui elle se leva ; et encore oui elle enleva un à un les boutons de sa
chemise ; et encore, oui, elle finit par se dévêtir entièrement devant moi,
offerte (et ténue) à mes mains tremblantes émues ; et toujours oui j’approchais
mes doigts verges de son corps berge, après tant d’années
d’abstinence obstinée et d’oreiller sous moi en guise de femme ; et oui
je commençais à sentir monter en moi une intense chaleur ; et oui mon cœur battait
à tout rompre ; et oui j’avais une p… de sacrée érection, quand soudain, une douleur abdos-minable me souleva d’un coup d’un seul tout le
bas-ventre.
Mes mains
s’immobilisèrent un moment, puis retombèrent vers le sol, subitement empêchées
d’atteindre leur but convoité depuis si longtemps, le corps mu d’une femme, et
d’un coup d’un seul encore je tombai en
m’affalant sur le divan, immobile et inerte, hurlant : « Que j’ai mal bon Dieu
que j’ai mal ! » Germaine était
toute affolée, me demandant où j’avais mal (« Au ventre,
mais où exactement ? »), et si j’avais beaucoup mal, et comment et
pourquoi, et si elle pouvait faire quelque chose et quoi, et elle criait à son tour, alors que je hurlais,
elle criait de plus
belle : « Au secours ! Au secours ! Les pompiers ! Police
secours ! Le Samu ! ». Et dès lors, la moitié de notre immeuble fut
réveillé, et l’on s’enquérait prestement de savoir ce qui pouvait donc bien se
tramer de si horrible au troisième étage de notre immeuble (qui en comptait
six, sans l’échelle de Richter, un riche étudiant américain à qui il prenait
parfois l’envie de monter sur le toit, son septième Ciel, pour admirer les
étoiles et écrire de là-haut des poèmes sur l’au-delà).
Et les pompiers
arrivèrent, et Police secours, et le Samu, tous en bas ils étaient, et ça
faisait beaucoup de bruit et de lumières bleues qui tournoyaient de partout.
Des hommes en blanc m’auscultèrent, me prirent le pouls, et toujours je
hurlais, et Germaine de crier, quelques décibels en dessous, mais quand même, elle criait fort. Et moi
d’avoir ce mal qui me tordait
le ventre, les boyaux, et le solde créditeur d’humanité qu’il me restait dans les tripes. Ils décidèrent de me faire évacuer. Dans
la rue tout était bleu. à cause
des gyrophares.
Avant de me
déposer dans l’ambulance dans un état semi comateux, le médecin en chef dit à Germaine en guise d’Adieu : grosse crise d’appendicite
aiguë avec complications intestinales d’origine inconnue.
********************************
LE MONDE DU TRAVAIL (II)
Quand j’étais
vendeur à Nasa,
C'est l'nom qu'portait c'magasin-là…
On m’f’sait passer l'aspirateur
C'est ce qu’on f’sait avant neuf heures
- Mais
j’suis stagiaire chef de rayon !
- Qu'tu sois
stagiaire on s'en bat le beurre !
- Mais je ne suis pas
la moitié d'un con !
- Les études ça ne
vaut pas la sueur !
En fait j’étais bien mal à l'aise
Avec ces vendeurs qui parlaient d'baise
De grosses teufés et de chichons
De belles meufs de beaux tétons...
On restait d'bout pendant des heures
Et fallait aborder l'client
Mais pas pour lui demander l'heure
- Désirez-vous un renseignement ?
Faire une démo d'la marchandise
Et puis ne pas rater la prise
Le p'tit bidule qui fait qu'on vend
Des sous
malins ou des Eglises
Des marins saouls ou des Marquises
Des pommes de terre des tours de Pise
Des terres de pommes ou des harengs
Ou de roses et bons, bons sentiments...
A l'intérieur de ma caboche
Toute pleine de
crevasses et de bosses
C'était comme
une grande fosse
Comme une
grande fosse commune
Lors je
m'isolais dans un coin
Pour surtout
plus penser à rien
Ne plus penser
que j’étais rien
Échoué là comme
une pauv’ mule
Perdu ici comme
un bidule
Un machin drôle
un peu zinzin
Un truc qu'a
l'trac qui fait du troc
Et pis qui
n'arrête pas d'penser
Du p’tit matin
jusqu’au grand soir
Dans
l'magasin je suis resté
Encore
quinze jours à délivrer
Pour
m'consoler j'pensais au vent
Le Vent
Divin le Vent Dernier...
Qui
viendrait un matin souffler
Dans les
bronches mortes et calcinées
De tous
ces gens mieux adaptés...
De tous
ces gens mieux adoptés...
Quand
j'étais vendeur d'assurances
Je
démarchais même les mendiants
J’étais
réclameur de pitance
D’l'assurance
vie pour des pauv' gens...
Perdu dans
les halls d'escaliers
Tremblant
de peur sur les paliers
M’y
recevaient comme un huissier
Sortant
l'billet de leurs mains rances...
Le mois de
novembre impayé
Six mois
d'retard ça fait du blé
Et puis m'claquaient
la porte au nez
C'boulot
dura une matinée...
Quand
j'vendais des photocopieurs
On devait
les connaître par cœur
Et pis
aussi les réparer
On
m'apprit ça en une journée...
Pis sur
les routes on m'a lancé
Chez les
clients on s'invitait
Et sur le
tas on apprenait
Des p'tits
trucs pour forcer la chance...
Dans la
campagne on s'déplaçait
De petites
pannes en négligences
Mon
collègue il se baladait
Pour
fourguer ses pièces de rechange...
Vendait
son stock à des curés
Ceux-là
sont nos meilleurs pépés
Y z'ont
des sous, y z'ont du blé
Aussi faut
bien les ménager !
Fallait
voir tout ce qu'on trafiquait
Regarde
comme on truque un compteur
Ça faisait
partie du métier
De prendre
les gens pour des benêts...
Quand j'en
ai eu marre de ce labeur
Je me suis
pointé à dix heures
La bouche
en cœur, les yeux tirés
Fallait
pas plus pour être viré !
Aussi il y
eut ces jours sans fin
Dans la
froideur des ateliers
A faire
des trous dans d’la ferraille
Tordre des
tuyaux comme des pailles...
Plier des
tôles couper des planches
Porter des
poutres clouer des manches
Visser
souder couper plier
Polir
poncer fraiser taper...
Trancher
en fines réalités
L'espace
infime le temps immense,
Cogner
frapper fraiser visser
Dans la
froidure d'un atelier...
Chaque
seconde était comptée
Ne rien
attendre : travailler
Serrer
visser couper câbler
Ne restait
plus qu'à s'oublier...
Se perdre
dans la mécanique
Se fondre
dans l'acier trempé
S’oublier
dans les étincelles
Et le feu
d'un fer à souder
********************************
SARAH
Le soir, après
le travail, je vais rendre visite à mon amie Sarah. Nous ne sommes pas vraiment
ensemble. C’est une situation un
peu particulière. Je l’ai rencontrée lors d’une fête où je n’ai cessé de la suivre, d’abord du
regard, puis physiquement. Elle se foutait royalement de moi, mais moi, elle
m’intéressait. J’essayais de l’aborder, de lui parler, de danser avec elle,
mais elle n’avait pas cessé de boire de toute la soirée, de jouer aux cartes,
de rire et de déconner avec ses amis sans me prêter la moindre attention. Elle
avait un beau corps, aux proportions harmonieuses, de beaux et grands yeux gris
bleus, quelque chose de
métissé, ainsi qu’une bouche très sensuelle.
Vers la fin de la soirée, alors que les uns étaient partis, que les autres s’étaient
assagis, et qu’elle avait quitté ses amis pour
s’asseoir sur des coussins, j’en profitai pour l’entreprendre un peu
:
- Salut, qu’est-ce que tu fais dans la
vie ?
- Rien ! M’avait-elle
déclaré, je suis chômeuse, et j’élève seule ma petite fille
de deux ans et demi.
Nous avons
dansé un ou deux
slows, puis je crois avoir essayé de l’embrasser (je ne sais plus très bien), mais sans vraiment
parvenir à mes faims. Puis elle a beaucoup pleuré, enfin pas mal
pleuré, sur elle (sur moi, aussi, un peu, tachant de quelques larmes de bières
une veste en daim que ma mère m’avait acheté il y avait longtemps à une Halle aux vêtements, ou une Foire au
Tintin Parisien, je ne sais plus très bien, et que j’avais ressortie exprès
pour l’occasion). Elle a pleuré sur sa vie, qu’elle estimait mal partie et
nulle, pas de boulot, aucune formation, pas de diplôme, peu d’expérience, rien
à manger certains soirs (et ma fille, c’est pas une vie pour elle…), sur
son passé (elle avait fugué plusieurs fois de chez sa mère et son beau-père,
vécu en S.D.F. un peu partout, sans toit ni loi, s’était droguée, avait
beaucoup bu, s’était vendue corps et
âme, puis avait désiré un enfant, pour s’en sortir, peut-être, enfin
c’est ce qu’elle croyait, au début). Et elle pleurait de plus belle, sur sa
mère également (et sur ma veste en daim), sa mère qui avait accepté de la
fréquenter à nouveau à la naissance de l’enfant. Elle pleurait aussi sur son
père, un algérien mort d’un cancer à quarante-cinq ans. Et elle chialait de plus belle (sur ma veste en daim
encore, mais là maintenant, je m’en foutais un peu, ça n’était pas si grave), et aussi sur le géniteur de sa fille, un pauvre type qui
venait klaxonner jusque tard dans la nuit sous la fenêtre de son HLM pour voir
son enfant, raide
défoncé, et qui avait déjà tenté une fois de
fracturer la porte de son appartement, même qu’elle avait dû appeler la Police,
et qu’il avait fait un boucan d’enfer et réveillé la petite (Maman, c’est
qui le Monsieur qui crie très fort mon nom dehors ? C’est rien… rendors-toi ma
chérie), et qu’elle avait
vraiment eu peur qu’il ne casse la porte et la kidnappe, alors qu’il s’était
barré à sa naissance, et n’avait plus donné aucun signe de vie depuis.
Voilà comment
j’ai connu Sarah. J’avais écouté sa longue plainte, son long torrent de peines.
Et elle avait pleuré toutes les larmes de ses bières, la tête posée sur ma
veste en daim, trempée, mais ça n’avait plus grande importance finalement, car
de toute façon, cette veste en daim, je ne l’aimais guère, je ne l’avais jamais
aimée pour tout dire, sans doute parce que c'est ma mère qui me l'avait choisie,
à l’époque, et parce que le daim, c’est bien au début, mais c’est vite
salissant…
Depuis,
j’allais la voir régulièrement, et plus encore depuis ce nouveau travail. Je
vais m’occuper de toi et de ta fille désormais, j’ai du travail, ne pleure
plus, on va s’en sortir.
Je lui
rapportais des fleurs, des cadeaux pour la petite (un bracelet avec son
prénom), un bock à bière ramené de Dunkerque, des parfums de Paris.
[…]
[...]
Parfois, je
l’appelais : « Bonjour, ça
va, ça te dirait que je passe te voir ? » Elle disait :
« Oui, si tu veux, viens ! »
Nous nous voyions plus par peur de nous retrouver seuls, chacun dans notre
coin, que par une réelle envie d’être ensemble. Ma vie était assez triste
(enfin moins depuis que j’avais trouvé ce nouveau travail), mais la sienne
l’était peut-être encore davantage : quasi-désespérée, un peu sordide, toujours
chez elle, à boire des bières, la petite dans sa chambre, s’ennuyant et
pleurant, des chômeurs, des paumés, des zonards,
qui pour certains avaient dépassé la quarantaine, venant la visiter pour parler de tout et de rien autour d’une canette. Combien de pères en puissance (et en impuissance), en avait-elle vu
défiler, sa fille ? Dix, vingt, trente ?
Je ne sais pas
ce que tu es devenue Sarah ? Peut-être vis-tu avec le géniteur de ta fille ? Peut-être as-tu réussi à te sortir de
ton Trou Noir existentiel ? Peut-être es-tu parvenue à t’extirper
de ce Néant béant où tu te très
lassais ? Peut-être es-tu devenue utile, riche et importante comme
tu en rêvais ? Ou S.D.F. à nouveau ? Ou peut-être au Zénith d’une Vraie Vie, loin de ces années de
galère et d’inexistence ? Ou peut-être es-tu morte, tout simplement ? Et tu me
regardes écrire de ton étoile, de Ta Lumière à Toi, la Seule qui te comprenne,
Celle de tes premiers jours. Et tu as une pensée tendre et extra-lucide
envers nous autres pauvres Terriens français, qui survivons ou sous vivons entre les carrefours des Chemins et les chemins de Carrefour.
********************************
LE MONDE DU TRAVAIL (III)
Vers midi,
on part tous déjeuner. Les esprits se sont un peu calmés. Richard et Olivier,
qui n’ont pas arrêté de nous gueuler dessus, deviennent gentils et doux comme
des agneaux. « Alors les gars, ça
va, pas trop dur, pas trop fatigués ? Je me suis un peu énervé ce matin,
excusez-moi les gars mais vous savez ce que c’est, on s’énerve, on est à cran,
on gueule, mais c’est pour que ça avance, pour motiver la troupe quoi ! Ça va
là ? Ça va, dites les gars, hein, dites quelque chose là, ça va ? Vous ne
m’en voulez pas trop là les gars ? Vous allez voir, c’est le métier qui rentre
! »
Après, ils se mettent à déconner
comme jamais, sortant des vannes là tout au bout du champ (juste derrière
le parc des expos), se tapant sur l’épaule, éclatant de rire. Ils ne se fâchent
plus du tout là, ils se lâchent. Le plus surréaliste c’est avec la serveuse, au
restaurant. C’est Olivier qui prend la parole.
- Bonjour Mademoiselle, vous êtes
jolie ! Si, vous êtes jolie ! Hein les gars qu’elle est jolie ? Allez, ne
faites pas votre timide ! Elle fait semblant de pas savoir qu’elle est
jolie !
- Qu’est-ce que vous allez prendre ?
dit-elle.
- Mais vous, Mademoiselle ! Nous
allons vous prendre, vous ! Voilà ! On a fait notre choix, et on est tous
tombés d’accord pour vous manger, que dis-je, vous
DÉGUSTER ! Cela ne vous dérange pas ?
- …
- Bon. Alors, pour moi, ce sera
votre sourire, et puis vos yeux en dessert, avec un peu de votre chair, en
glaise, si vous le permettez naturellement. Et toi Richard, tu prends quoi chez
la demoiselle ? Sa bouche ? C’est tout ? Ses mains aussi, non ? Bon. Il
prendra donc votre bouche, vous enlèverez juste vos dents ou votre appareil
bien sûr, ainsi que vos doigts, desquels vous ôterez vos bagues. Pas de blagues aux
doigts d’accord ? Vos doigts, sans bagues, servis sur une assiette autour de votre
bouche, cela fera plus joli, comme des asperges autour d’une tomate
vous voyez, avec un peu de votre graisse aussi, en guise de mayonnaise ! C’est
noté ? Bon. Et toi, Didier, vieux vicelard, tu prends quoi chez la Dame ?
Ses seins ? Il n’ose pas répondre, il est timide. Vous lui donnerez vos seins,
il sera farci avec ça, car vous y mettrez deux bonnes doses de votre farce, comme j’en
suis sûr et certain, certains m’appellent le devin tellement je prophétise,
dans le divin vin je prophétise, et j’en profite Isa, croyez-moi j’en profite,
ça ne vous dérange pas que je vous appelle Isa ? Car j’en suis sûr et certain,
je l’ai vu dans le bain tout à l’heure, je sais que vous vous prénommez
Isabelle voyez-vous. Comme je vous vois… Je suis aussi Divin ! Aussi divin
que ce Vin ci ! Je sais tout. Je sais ainsi que vous êtes farceuse, et que depuis votre naissance au forceps, votre enfance au Pepsi et
votre jeunesse forte en peps, vous avez déjà eu une existence sacrément farcie ! Je me trompe ?
Non, bien sûr, j’ai raison, vu que je vois, mais pas trop hein ! Quand on
voit trop, on peut être amené à voir des choses qu’on n’aurait pas dû voir, et
qui voisinent avec de drôles de visions ! Mes amis, c’est
merveilleux ! JE VOIS ! j’en
vois tant ! Dix, cinquante, cent, mille Cyclopes aux yeux braqués
sur moi. Il y en a trop. Aussi ne me donnez plus rien à voir, sinon, je vais
faire des Degas. Isa, vous
devez donc être une sacrée farceuse, car je vois
Claire en vous ! Isa, avouez, vous n’êtes pas Isa, la belle Isabelle, mais Claire ! Vous êtes
Isa gente double ? Je vois Claire dans votre je maintenant, aussi, mes dix
cycles, mes doux apôtres, protégez-moi ! Tout ce divin vin, et ces visions
de martre, ça me monte à la tête. Bon. Résumons-nous, sinon, on s’égare !
J’ai déjà beaucoup vu pour ce soir, non ? Faire des Degas…, on s’égare. Vos seins. Vos
dessins Degas, garde
avoue ! Avoue garde, avoue que tu la voues ! Mon Esprit se disperse
là, je le sens, il fuit, tout comme mon cœur se perce d’une fourbe logorrhée.
Sentez-vous ? Sentez-vous, Isa, la fausse et sceptique Claire, la
logorrhée qui suinte sous mon citron percé ? Mais revenons à nos mous
seins. Un mou sein, deux mous seins, trois mous… Vos seins, oui, c’est cela, je
me rappelle, avec un peu de votre farce de tous les
jours dedans donc, ce sera parfait pour Dédé. Et les nouveaux ? Qu’est-ce qu’on
va leur donner à manger aux nouveaux, hein ? Gaspard, Frédéric ? Du
blanc ? Un morceau de vos cuisses ? Mirez donc l’élégance de ces
cuisses toutes encrées de Chine sous ces bas résillés ! Gaspard et Frédéric,
vous allez me goûter un peu ces cuisses à bonne mine de graillon et me casser
une fois pour toutes ces pipes à morphine que je ne saurai voir, bien cachées
dans vos poches ! Ma chère serveuse, ma Serre Chevreuse, pour chacun de
ces deux gars-là donc, un morceau de vos belles cuisses, marinées dans le sang
chaud de votre fin bassin ! Et pour Luc, ce sera une de vos fesses, faignante,
et lascive à point, molle et abandonnée sur la chaire de votre chère chair. Il
aime que la fesse soit molle et s’affaisse, ce satyre, surtout pas que ça tire,
non, que ça s’affaisse ! Bon. Reste André. Vous lui donnerez vos
pieds. Depuis l’année dernière, André ne vit et ne respire que pour
prendre votre pied ! Ça l’obsède, Mademoiselle ! Vous n’avez pas idée à
quel point la simple perspective, même lointaine, de prendre son pied de vous
le fait arquer ! Aussi, mettez-y aussi une bonne dose de Patchouli, ça le
fera encore plus fantasmer ! Eh bien voilà, je crois que tout
le monde est servi. Vous pouvez venir vous couper dès à présent en deux parties étales sur la
table ! Ah ! J’oubliais la boisson ! Nous nous servirons bien sûr aux
sources de vos chairs ! Allez ! 8 plats du jour, gratis, et nous oublions
tout ce que nos bouches ont ri.
Ça continue pendant tout le
repas. Des conneries et des vannes en permanence. Des mises en boîte. Tout le monde y passe. Commencent à bien me plaire là.
Pourtant, sitôt le repas terminé,
ils reprennent leur masque de travail et de sérieux, ou de connerie pour
certains, y compris Olivier le fol, et là ça ne rigole plus, mais alors plus du
tout…
On installe des stands à Rennes,
à Paris, à Strasbourg, un peu partout. Toujours le stress, se dépêcher. Et
toujours ces repas délivrant.
Quand on a fini un salon, on prend un ou deux jours de récup. Vu qu’on n’a
pratiquement pas dormi, on ne pourrait pas faire grand-chose de bon à
l’atelier. Sur les salons, on finit parfois à minuit, une heure, puis il faut
rentrer à l’hôtel, pour se relever le lendemain à six heures.
Décharger les camions, monter les stands…
**********
Un jour, je pars à Rouen avec Luc pour démonter un
stand. La veille, on sort, on boit, on va à la foire, on prend du bon temps
quoi… Luc, il démonte vite, il est un peu brusque, pis il range vite fait mal
fait tout le matos dans le camion, le balance dedans sans faire attention où ça tombe. Et il boit. Après, il roule comme un dingue. Ça ballote sec là-dedans. Il y a un peu de casse
forcément. C’est Luc ça…
Un soir, on est tous allés démonter des stands au parc
des expos de Nantes. On était sept. Ils étaient complètement bourrés et excités. Aussi défoncés qu’allait bientôt l’être le matos. Se marraient comme des mômes. Faisaient tomber
(éclater plutôt) les toits des stands par terre, sans précaution. Après on
courrait avec, les portant à trois ou quatre, on les balançait dans les
camions, et on courrait à nouveau en chercher d’autres qu’on balançait au fond
des camions sans ménagement, et on cassait des tas de tubes, en rigolant, et on
s’en foutait, mais alors on s’en foutait complètement, on voulait juste que ça aille vite, et plus ça allait, et plus on
voulait que ça aille vite, et plus on éclatait des tubes en serrant les
structures les unes contre les autres pour que ça rentre (« Magnez-vous les gars, il y en a encore cinq à
mettre ! »), et plus on
était hilares et excités, et plus ça commençait vraiment à me plaire ce
travail !
On roule. On monte. On roule. On monte. On démonte.
Entre-temps, à Nantes, on prend des récups.
Chez soi bien au chaud. Ou bien on va à l’atelier faire semblant de
travailler. Ceux de l’atelier,
respectueux, ils nous aident à faire semblant, en nous prévenant dès qu’un chef
arrive. On rigole bien avec eux, on leur raconte les histoires qu’on a eues sur
les salons, eux nous confient les derniers
potins de la boîte.
La semaine dernière par exemple, Olivier le fol s’est
fait passer pour un agent de sécurité à l’entrée du parc des expos de la Porte de Versailles :
- Bonjour Monsieur le camionneur. Vos papiers s’il
vous plaît ? Merci. Ça va, vous êtes en règle ! Vous pouvez y aller. Hep là !
Attendez ! Ne partez pas si vite ! Montrez-moi votre autorisation temporaire et subordonnée à qui de droit de circuler ! Pas d’autorisation temporaire et subordonnée à
qui de droit de circuler ? Bon,
alors c’est très simple, vous n’êtes pas du tout dans la bonne direction ! Vous
allez faire demi-tour, vous irez tout droit, et puis vous suivrez le panneau SORTIE. PREMIÈRE A GAUCHE. C’est cela oui : le panneau SORTIE, PREMIÈRE A GAUCHE. Désolé, mais
j’applique les consignes à la lettre, et il me faut une autorisation temporaire et subordonnée de circuler en bonne et
due forme pour que je puisse vous autoriser à rentrer et circuler
temporairement et subordonnément à qui de droit dans le Parc des expos. C’est comme ça. C’est le Règlement.
Après, il fait le salut militaire ou se met à faire la circulation comme un
flic, en sifflant avec ses doigts. Les chauffeurs ne sont pas dupes très longtemps et rigolent de ses conneries.
Il y a des fois quand même,
c’est dur. Dur… On dort peu. On porte des trucs lourds. On arrive à peine à
circuler. On est des centaines sur les salons. C’est hypertendu. On a des
impératifs horaires, des délais de montage à respecter, et les clients tout le
temps sur le dos… Ou bien des stands impossibles à monter, des plans faux,
incompréhensibles…
Alors les
anciens se défoulent sur les
nouveaux :
- BON ALORS VOUS FAITES QUOI LA
LES GARS ? MAIS QUI C’EST QUI M’A FOUTU DES EMMANCHES PAREILS ? MAIS BON DIEU
LES GARS, PUISQU’ON VOUS A DIT D’ÉCOUTER LES ANCIENS, ÉCOUTEZ LES ANCIENS MERDE
!
Quand on attend qu’on nous dise quoi faire, on se refait engueuler :
- BON DIEU MAIS C’EST PAS VRAI !
RESTEZ PAS LA LES BRAS CROISES A ATTENDRE QUE LE TRAVAIL SE FASSE A VOTRE PLACE !
ALLEZ-Y MERDE, RÉVEILLEZ-VOUS MAINTENANT !
Sérieusement échaudés, on se remue un peu (on tape
dedans), on prend des initiatives (on fait un peu n’importe quoi), on
essaie d’aider untel, on lui demande s’il n’aurait pas besoin d’un coup de
main (« UN COUP DE MAIN ? UN COUP DE MAIN DANS TA GUEULE OUAIS
! »). On commence à faire un truc,
on improvise un peu (on ne
connaît pas encore tout, on n’a pas le savoir-faire des Anciens). On se refait engueuler par
Richard Lieur de Cons :
- MAIS BON DIEU DE BORDEL DE
MERDE, QUI C’EST QUI VOUS A DEMANDE DE FAIRE CA ? DEMANDEZ AVANT ! DEMANDEZ AUX
ANCIENS QU’ON VOUS A DIT MEEEEERRRDEEEEEUUUUU !
Parfois, il y a du matériel
abîmé, cassé ou perdu, ou un client qui veut modifier tout son stand, et là,
l’exaspération des Anciens est à son comble. Et c’est encore
sur nous que ça tombe :
- BORDEL DE
BORDEL DE MERDE ! JAMAIS VU DES EMMANCHES PAREILS ! CASSEZ-VOUS MAINTENANT ! DÉGAGEZ !
TIREZ-VOUS OU JE VOUS EN COLLE UNE ! CASSEZ-VOUS OU JE VOUS ÉCLATE VOS
GENTILLES PETITES GUEULES PLEINES DE MERDE !
Rouge de colère, vociférant sa
rage de sa grosse voix caverneuse enrayée, Richard n’est pas loin de nous en
mettre une en effet… Les choses ne se déroulent pas comme il veut, il ne le
supporte pas. Il bout. A bout. Quand d’autres essaieraient de calmer le jeu, ou péteraient
carrément les plombs, lui est tout cramoisi, et il hurle, il hurle de sa grosse gorge
rauque de rocker roquet rotant ses maux claquants nos petits nerfs craintifs pleurant leur mère, qu’il va NOUS
CASSER LA GUEULE BORDEL, NOUS ÉCLATER LA GUEULE PUTAIN ! J’essaie de
me faire petit. Refais trois fois de suite le même branchement ou le même
montage. N’importe comment. Et c’est à peine si j’entends ce qu’il hurle. N’arrive plus à
brancher un câble sur un spot, ou à monter deux petits trucs ensemble. Regrette de m’être
encore engagé dans un boulot de fous.
Et je me pince très fort la
tête dans l’espoir de la panser un peu, en pensant qu’est-ce que
je fous ici, mais qu’est-ce que je fous là ? Faut que je me
barre ! QUE JE ME BARRE tout de suite ! Heureusement, Bruce Willis
arrive, et tout finit par s’arranger.
Dans l’équipe, on m’appelle Dunlopillo, parce que hier, je me suis allongé sur une grosse mousse d’un stand posée à côté d’un
camion… Avant, c’était E.T.,
sans doute parce qu’ils se demandaient de quelle planète je pouvais bien venir…
Tout au début, c’était Bibendum,
je sais plus pourquoi… Une histoire de pneu.
Je vais bientôt partir de cette
boîte. C’est déjà l’hiver, et il y a déjà nettement moins de travail. Mon
contrat se termine dans quelques jours. Ils me garderaient bien encore un mois
ou deux, mais je n’ai pas envie. Je suis mort de fatigue, des bleus partout, mal
au dos, mal partout. Envie de dormir deux jours de suite et de rester au
lit au chaud chez moi.
**********
Avant de m’en aller, je dois
encore aller avec Luc pour démonter un stand au Palais des Congrès de Nantes.
Il part à la recherche d’une visseuse électrique, mais elles sont toutes en
panne, ou en charge. On demande à un gars de la boîte qui en a une mais qui veut pas, il en a besoin toute la
journée. Impossible d’en trouver une.
- Tant pis ! dit Luc, on
démontera le stand au marteau !
- Au marteau ? T’es sûr ?
- Au marteau, parfaitement,
puisqu’il y a pas moyen d’avoir du matériel en état de marche dans cette boîte
!
A peine arrivés sur les lieux, il
me dit : « Moi je démonte les panneaux, toi tu t’attaques au toit, avec le
marteau, tu tapes dedans, tu casses, tant pis, s’iront se faire voir ! »
Au marteau. D’accord. J’écoute l’Ancien.
Je tape dedans. J’essaie d’abord de ne pas faire trop de bruit, de
me faire discret (il y a encore pas mal de monde), mais je dois quand même
taper assez fort si je veux arriver à quelque chose (sont solides ces tubes).
Il faut que je réduise l’énorme toit en petits morceaux facilement transportables
et logeables dans le camion. Je tape, frappe de toutes mes forces. Obligé,
sinon, ça ne casse pas. Ça tombe par terre un peu partout. Ça fait un boucan
d’enfer. Je reste comme ça une bonne heure, déplaçant mon escabeau d’un endroit
à l’autre. Un vrai travail de démolition. A un moment, un personnage qui
semblait important est passé, entouré de gardes du corps avec oreillettes et talkies
walkies (sa tête me disait bien quelque chose, mais je ne voyais plus trop qui
c’était). Par contre, il était accompagné par François-Henri
De Virieu, ça je m’en rappelle bien, car je regardais souvent L'heure de Vérité le
Dimanche midi sur TF1, sous la couette.
Le célèbre journaliste et Son Autorité sont passés devant moi.
Ils ont pris l’escalator qui menait sous le stand que je finissais de fracasser
au marteau.
**********
Le jour où je suis venu chercher
mon solde de tout compte à ISI,
de mon côté il n’y avait pas de problèmes. J’étais heureux et fier d’avoir pu
tenir dans de telles conditions pendant près de six mois. Moi, le fol, le mol,
l’insignifiant peseur de rondins.
Le chef responsable du montage
et de la logistique (deux fois au-dessus de Didier / Bruce Willis et une fois en dessous de
Monsieur Canari), que j’avais rejoint dans son bureau pour le règlement du
solde, était au téléphone. Il me regardait avec des yeux mauvais. J’attendis
qu’il finisse sa communication.
Aussitôt le téléphone raccroché,
il me dit, avec un ton grave et sérieux :
- Je ne suis pas du tout
satisfait de ce qui s’est passé vendredi. La Direction du Palais des Congrès a
téléphoné à Monsieur Canari pour se plaindre et demander des explications. Il
paraît que tu tapais comme un fou avec un marteau sur notre stand, que tu cassais tout, comme un
enragé, un malade, même que le
Ministre de l’Intérieur, tu m’as bien entendu, le Ministre de l’INTÉRIEUR EN PERSONNE,
qui était invité ce jour-là par le Maire de Nantes, a voulu savoir ce qu’il se
passait ! Et toi, tu te pointes la bouche en cœur pour nous réclamer de l’argent ?
Tu crois vraiment que je vais te payer après ce que tu viens de nous faire ?
Qu’est-ce que je fais, moi, hein ? Tu sais qu’on pourrait porter plainte contre toi ? Tu sais que
ça s’appelle une faute professionnelle
ce que tu as fait ? Tu le sais ? Tu te rends compte du tort que tu nous fais ? Tu t’en rends compte OUI OU
MERDE ?
- …
- mais DIS QUELQUE CHOSE PUTAIN ! EXPLIQUE-TOI au moins ! Et ne prends pas cet air
idiot et ahuri, sinon ça va mal se
passer entre nous !
- Bon. Ben, c’est-à-dire que… il
n’y avait plus de visseuse… alors… Luc a pensé que…
- Luc n’y est pour rien dans
cette affaire ! Il nous a dit que c'est toi qui as pris l’initiative
de démonter le stand au marteau !
- Hein ? Quoi ? Ah non ! Non !
C’est Luc qui m’a dit de…
- Ecoute, de toute façon, même si
c’est Luc qui te l’a dit, ce dont je doute fort, tu n’avais pas à faire ça ! Alors, tu vas prendre ton
chèque là, tiens, le voilà ton chèque,
mais je ne veux plus jamais te voir traîner par ici ! C’est compris ? Dehors maintenant !
- Oui, mais non, attendez ! Je
vous dis que c’est Luc qui m’a…
- SORS DE MON BUREAU MAINTENANT !
- Mais puisque je…
- DEHORS !
- Mais puis...
Il me pousse hors de son bureau
et claque la porte derrière lui.
Dehors, il fait beau et frais. Un
canari, échappé de sa cage, cui-cuite sous le soleil
de Novembre. Ils m'ont bien sonné avec le
coup du marteau. Mais je m'en fous, j’ai récupéré ce qu'ils me devaient, c’est tout ce qui
m’importe. Avec l’argent, je vais m'acheter un blouson noir. Et m'inscrire dans une
agence matrimoniale.